Charlie, l’Islam et l’hystérie médiatique

Le mort tragique des journalistes de Charlie Hebdo a provoqué une hystérie médiatique sans précédent en France. Rendez-vous compte ! Même le décès de Lady Diana n’avait pas provoqué autant d’émoi. (Précisons que je ne me moque pas des défunts, mais de ceux qui en parlent avec le plus de bruit.) Le 11 septembre, cet événement qui a changé le monde, n’avait pas bénéficié d’une telle couverture médiatique. Presque à l’unisson, les journalistes prétendent que nous aurions eu droit à un 11-septembre français ! C’était notamment le titre du journal confidentiel au nom si humble, Le Monde, dans son édition parue au surlendemain de l’attentat. Ben voyons. Rappelons que, le 11 septembre 2001, les terroristes s’étaient attaqués aux symboles de la nation américaine (Pentagone, Twin Towers) et avaient fait 3 000 victimes. Les États-Unis sont environ six fois plus peuplés que la France. L’équivalent hexagonal serait donc environ 500 morts. Quant aux symboles, nous aurions le choix entre tour Eiffel, Arc de triomphe, Élysée ou Matignon… Nous en sommes très loin. 17 morts et un journal dont les ventes hebdomadaires avoisinaient les 45 000 exemplaires…

Il n’en demeure pas moins que les journalistes ont voulu y voir le symbole de la liberté d’expression. Beaucoup de marcheurs leur ont emboîté le pas. Puis les marcheurs ont poussé leurs pas jusqu’aux buralistes. 5 000 000 d’exemplaires se sont écoulés. Les ventes ont donc été multipliées par plus de 1 100. Ouf ! La liberté d’expression est sauve.

Certes, la liberté d’être d’accord avec tout le monde fait partie de la liberté d’expression, mais je me refuse à voir dans la première, qu’incarnait Charlie Hebdo, un symbole de la seconde. S’en prendre à l’intégrisme religieux et à l’extrême-droite, on a connu plus rebelle… D’ailleurs, quand il avait publié les fameuses caricatures, ses ventes avaient triplé. Politiquement, économiquement, le journal est plutôt mainstream. Bernard Maris, que j’ai connu et apprécié (il était mon premier éditeur chez Albin Michel), avait perdu de sa causticité et de son hétérodoxie à force de mondanités. À tel point, d’ailleurs, que la Banque de France l’avait embauché.

Oui, la nécessité de la lutte contre le terrorisme est aussi consensuelle que la lutte contre le SIDA. L’unanimité de l’émotion ne doit pas masquer les divergences profondes qui peuvent naître dans l’opinion au sujet des causes et des remèdes au terrorisme. Qu’il y ait eu 200 écoles dans lesquelles on a connu des « incidents », ne méritait pas, non plus, un tel déferlement d’alarmisme médiatique. À supposer que ces « incidents » relèvent bien tous de l’adhésion au terrorisme et non de la provocation ou de l’agacement face à l’hystérie médiatique (car, après tout, le monde continue de tourner pendant que nous pleurons nos morts, n’est-ce pas ?), cela fait plus de 99,6 % d’écoles dans lesquelles le terrorisme est rejeté. Quelle mesure juridique peut se targuer d’une telle adhésion ?

Nous avons eu droit à toutes sortes de réaction à chaud. La plus représentative me semble être celle de Pierre Jourde. Cet éminent critique littéraire, que je lis d’ordinaire avec délectation, se pique depuis peu de politique. Ses compétences dans ce domaine sont pour le moins limitées, mais il a du style et une audience. Son avis, qui me semble partagé par beaucoup de gens, donne ceci :

http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2015/01/07/les-salauds-absolus-552076.html?c

Le lecteur remarquera que cet ardent défenseur de la liberté d’expression et de la démocratie dresse une liste de coupables, responsables « indirects » des attentats pour avoir « oeuvré à limiter la liberté d’expression ». Pas moins. En « commentaires », je lui pose toutes sortes de questions de fonds auxquelles il n’a, à ce jour, pas répondu. La première :

« Cher Monsieur Jourde,

Malgré tout le respect que j’éprouve pour votre oeuvre de critique littéraire, je dois avouer que j’ai quelque peu du mal à saisir votre propos.

La liberté d’expression s’applique surtout aux opinions avec lesquelles on est en désaccord.

Quand Mouloud Aounit juge les caricatures racistes, il use de sa liberté d’expression. Idem de Jacques Chirac quand il estime que ce sont des « provocations » ou de D. de Villepin quand il les considère « irresponsables ». Lorsque le conseil du culte musulman intente un procès à Charlie Hebdo, il utilise les voies légales et exprime son désaccord.

En démocratie, puisque tous les individus naissent et demeurent libres et égaux en droit, et que l’exercice d’une liberté par quelqu’un peut attenter à la liberté de quelqu’un d’autre, il revient au législateur et au juge de trancher en cas de conflit. Ainsi, la liberté d’expression, qui est aussi importante que le liberté religieuse ou le droit au respect de la vie privée et à l’honneur, est-elle encadrée par les lois punissant la diffamation, l’insulte (29/07/1881), et l’incitation à la haine raciale (1972). Par ailleurs, j’ajoute que le juge n’a, par le passé, pas hésité à interdire manifestations et réunions publiques au motif qu’elles pouvaient « porter atteinte à l’ordre public ». J’imagine qu’une grande partie des musulmans s’est sentie collectivement insultée par ces caricatures. Or, une loi punit l’insulte. Le conseil du culte musulman a donc intenté un procès. Le juge leur a donné tort. Ils ont exercé leur droit et sont resté dans la légalité, je n’y vois rien à redire. Si cette idée d’insulte collective vous semble curieuse, imaginez la réaction de beaucoup de gens si l’on apprenait que la Marseillaise a été sifflée et le drapeau tricolore brûlé. Les déclamations faciles sur la liberté d’expression perdraient leurs ailes, j’en suis sûr.

Permettez-moi de ne pas bien comprendre le sens de votre liste d’accusés. Considérez-vous qu’ils n’ont pas droit à l’expression de leur opinion ou que leur opinion est moins légitime ? Les pensez-vous responsables des attentats de Charlie Hebdo, au moins en partie ?

Merci de clarifier votre pensée, le débat y gagnera, »

Mon deuxième commentaire était le suivant :

« Cher M. Jourde,

 Votre deuxième argument, qui semble beaucoup applaudi, est que l’islam est une religion plus violente que les autres, quoique la majorité des pratiquants ne cautionne pas la violence. Souffrez qu’il me laisse pour le moins perplexe.

Naturellement, votre propos semble de bon sens (médiatique). Toutefois, la seule « preuve » que vous avancez est de taxer, par avance, ceux qui ne partageraient pas votre avis d’être doté d’une « épaisse couche de mauvaise foi ». CQFD. Il n’est pas sûr qu’insulter ses détracteurs potentiels sans avancer le moindre chiffre ou étude pour étayer son argumentation soit de la meilleure stratégie. Mais, après tout, la liberté d’expression peut bien s’en accommoder, n’est-ce pas ?

L’islam est-elle une religion plus violente ? Pourquoi pas. Je ne demande qu’à être convaincu. Et pour cela, il faudrait, par exemple, compter le nombre de morts dus au terrorisme islamiste et de crimes se réclamant de l’islam et le comparer aux morts dus à d’autres formes de terrorisme et de crimes appuyés sur les valeurs d’autres religions. Cela me semble la seule façon de procéder si l’on souhaite confronter son point de vue à la réalité.

Or, il n’est pas sûr que votre propos soit bien solide. Le terrorisme basque a fait plus de victimes en France et en Espagne en 50 ans (829 précisément) que le terrorisme islamique. Il y a pourtant plus de musulmans dans ces deux pays que de Basques. Allez-vous en conclure que les Basques sont plus violents que les autres peuples de la planète ? Qu’ils ont un problème spécifique ?

Par ailleurs, à partir de quand considère-t-on qu’un crime est commis au nom d’une religion ? Les présidents américains invoquent Dieu à tout propos et jurent sur la bible. Doit-on considérer que les crimes qu’ils commettent sont inspirés par la doctrine religieuse ?

Les Américains ont commis beaucoup de crimes au nom de la démocratie. La démocratie est-elle coupable ? Quelles sont les conditions qui vous permettent de prétendre qu’un crime commis au nom de l’islam est bien imputable à l’islam ?

Libre à vous de considérer que, puisque je pose ces questions de fond, je suis doté d’une incurable « mauvaise foi ».

Ce serait trop facile, et j’espère que vous ne le ferez pas.

Toutefois, faute d’y répondre, je crains que votre billet se vide de toute consistance… »

L’un des tueurs, Amedy Coulibaly, nous dit Le Monde, ne savait pas faire la distinction entre sunnisme et chiisme. Dira-t-on au sujet d’un terroriste qui commet ses crimes au nom de la Bible et qui ne saurait pas faire la distinction entre protestantisme et catholicisme que la religion est responsable ? À un tel niveau d’ignorance crasse, il est permis d’en douter…

Rappelons également que c’est une chose que d’être indigné à la lecture d’un journal (Le Figaro dans un autre domaine suscite en moi des réactions épidermiques), c’en est une autre que de cautionner le terrorisme… En « oeuvrant pour limiter » la liberté d’expression, les esprits chagrins se seraient rendus complice de terrorisme… Il y a, il me semble, une dangereuse confusion entre critiquer, qui relève de l’exercice normal de la liberté d’expression, et vouloir limiter cette dernière ! De même, quand Pierre Jourde écrit « on peut, et on doit tourner en dérision toutes les institutions » au nom de la liberté d’expression, il mélange liberté d’expression (« on peut ») et devoir d’irrévérence (« on doit »). Ce dernier n’existe pas en droit français, précisément à cause… de la liberté d’expression !

À ce jour, Pierre Jourde n’a répondu à aucun des arguments de fond avancés. Libre au lecteur de se faire une opinion quant à savoir si cela relève du hasard ou de la malchance…

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Le racisme est-il plus qu’un biais statistique ?

Le racisme avance souvent masqué. Face au supposé angélisme de ses détracteurs, il revêt des atours réalistes. Il clame regarder la vérité dans les yeux. Il part du constat d’une sur-représentation des populations immigrées parmi les groupes sociaux identifiés comme posant problème – délinquants et « assistés » pour faire court – pour en déduire des propositions radicales. Je voudrais ici examiner une hypothèse que beaucoup de racistes seraient prêts à concéder : leur doctrine, qui n’est pas nécessairement vécue comme telle, consiste en un biais statistique. Par là, j’entends le gonflement de la proportion d’étrangers ou d’immigrés au sein des classes d’individus stigmatisés. Par exemple, un raciste aurait tendance à voir 30 % d’étrangers dans les prisons là où le chiffre réel est moitié moindre. Ou alors, s’il a connaissance des statistiques, il soutiendra qu’elles sous-estiment l’implication véritable des groupes concernés. Bien évidemment.

À première vue, cette définition paraît séduisante. Elle permet d’expliquer ce phénomène bien connu que trop de gens inclinent à réduire à de l’hypocrisie : un raciste peut parfaitement éprouver une affection sincère à l’égard d’un étranger ou d’un immigré. Car son préjugé est statistique ; comme toute statistique, elle implique des déviations à la moyenne. Considérer que la moitié des immigrés pose problème entraîne que l’autre moitié n’en pose pas. Il serait donc tout à fait compatible de cumuler aversion prononcée envers les étrangers sur son sol et relations amicales avec certains d’entre eux. Les caméras de télévision s’attardent avec une complaisance goguenarde trop facile sur les Arabes ou Noirs « de service » lors des meetings du FN, complaisance au final trop peu utile pour saisir la nature profonde de ce fait de société. Un raciste se reconnaît d’abord à ce qu’il opère la distinction entre les bons et les mauvais immigrés. L’intégration est son obsession. Aux étrangers bien intégrés il réserve les manifestations ostentatoires de son hospitalité. Les dirigeants de l’extrême droite comme leurs têtes pensantes n’ont pas toujours leurs quatre quartiers de noblesse nationale, loin s’en faut. Aux États-Unis, le collaborateur le plus souvent employé par Mencken, pamphlétaire réactionnaire et raciste à la virulence extrême, était noir. Thomas Jefferson, qui s’est battu pour inscrire dans la Constitution américaine une relative égalité des droits, n’en possédait pas moins 600 esclaves. Selon l’hypothèse envisagée, le fait que des racistes patentés aient pu défendre des spécimens issus des populations honnies n’entrerait ainsi pas en contradiction avec la doctrine.

La définition provisoirement retenue offre aussi l’avantage de se prolonger en une argumentation subtile, en justifiant des lois ciblées sur le modèle des codes de la route et des impôts. Par exemple, le premier définit des conduites à risque. Parmi tant d’autres, prenons celle en état d’ébriété. L’argumentation est d’ordre statistique. Il existe des gens ivres qui n’ont jamais d’accident. Les risques ont juste augmenté. Parmi la population des causeurs d’accident, on constate une sur-représentation des conducteurs saouls. Le législateur délimite ainsi un facteur de risque et entend exercer une action préventive en punissant les comportements qui en relèvent. Un raciste retors userait d’un raisonnement analogue. Puisqu’il y a sur-représentation manifeste des immigrés au sein de la population des délinquants, le fait de provenir d’une autre culture, concept plus présentable que celui de « race », représente un facteur « à risque » pour ainsi dire. Si l’on veut d’une politique efficace contre la criminalité, il est donc nécessaire de cibler ces groupes.

Enfin, l’hypothèse examinée permet sans doute de mieux comprendre le glissement vers le racisme. Personne ne peut se dire véritablement indemne de biais statistiques. Quelqu’un d’angélique serait même frappé d’un biais inverse : il aurait tendance à sous-estimer la proportion des immigrés parmi les délinquants et « assistés ». Ceci étant précisé, à aucun moment je n’entends offrir une vision manichéenne ; l’alternative n’est pas composée d’angéliques et de racistes. Il y a de la place pour l’intelligence. Ce que je veux souligner est ceci : il est relativement facile de mal se représenter un phénomène social, et tout débute par ça. Qui peut dire aujourd’hui ce que sont les inégalités ? Quelle est la proportion de la richesse nationale détenue par les fameux 1 % les plus riches ? Combien touchent en moyenne les médecins ? Combien les patrons ? Tout écart à la réalité dans les réponses, pour peu qu’il soit accentué et un tantinet systématique, constitue un biais. Dans ces matières comme au chapitre de l’immigration, il est aisé de commettre des erreurs d’estimation. Certes, de telles erreurs ne vont pas toujours dans le même sens, mais l’on voit qu’il s’agit d’un phénomène relativement anodin car assez sinon très répandu. En quelque sorte, le racisme serait le biais statistique appliqué aux différentes cultures présentes sur un même sol. Le glissement commence sans doute là. De la réalité au préjugé ancré dans le biais. Par ailleurs, il convient de prendre sérieusement le fait que le racisme se présente sous des dehors de réalisme. Tant que l’on n’a pas répondu, sur le fond, aux « constats » du « bon sens » spontané, on contribue à le renforcer, car l’on sera suspect de fade et aveuglant humanisme ratiocinant. En politique, le silence finit toujours par être assourdissant. Il n’est pire défenseur de l’anti-racisme que ceux qui ont l’indignation pour réflexe et sont prompts à déceler l’hypocrisie et la répugnance morale chez tout individu qui aurait eu la faiblesse de reprendre certaines thématiques ou certains propos de leurs adversaires. Ils ont raison de dénoncer les ruses multiples du racisme ; ils ont tort de ne pas prendre au sérieux les arguments avancés, même en apparence les plus infondés, afin d’en dévoiler la supercherie et ce sans jamais suspecter chez son interlocuteur une quelconque infériorité éthique. C’est un luxe que nous ne pouvons plus nous offrir. Un racisme insidieux s’est infiltré presque partout. Les digues opposées par la bienséance se sont déjà considérablement effritées. Les indignés représentants de l’humanisme mou desservent bien mieux la cause dont ils entendent se faire les hérauts que leurs adversaires déclarés. D’ordinaire, les phrases du type qui précèdent servent de préambule à des affirmations brutales franchement racistes. Ce ne sera pas le cas ici. Il s’agissait simplement de souligner que ce qui est vécu comme une dénégation ou un déni renforce le sentiment premier. Le doute devient peu à peu certitude. La levée de boucliers n’est-elle pas un peu excessive ? se dira la personne mûre pour la conversion. Après tout, cette sur-représentation est un fait. Face aux réactions indignées, une pensée terrible s’insinue alors : « Et s’il n’y avait pas anguille sous roche ? Et si ces indignés refusaient simplement d’apercevoir la plus élémentaire des réalités ? »

Ce passage du constat d’une sur-représentation des groupes ethniques stigmatisés chez les fauteurs de trouble et autres déviants au « il ne peut qu’en être ainsi », voilà le saut du racisme. À ce titre, il me semble être à la fois un biais statistique et plus que cela. Le biais suffit à caractériser la xénophobie, qui n’est qu’une composante du racisme. Mais il lui ajoute un ou deux éléments, suivant qu’il est faible ou fort, l’essentialisme et la croyance en l’inégalité des cultures ou ethnies. L’essentialisme postule que les choses ont une nature profonde, monolithique, qu’il est vain de chercher à modifier. S’il parle de culture pour désigner les sociétés et les individus, il le fera toujours dans un esprit très biologique, avec un poids écrasant de l’hérédité. En filigrane apparaît l’idée d’une incompatibilité de principe entre certaines cultures : on aura beau essayer, on n’y arrivera pas. Tout comme on ne peut mélanger les haricots et les maïs pour faire pousser une espèce hybride, il est des cultures humaines qui ne se peuvent mêler. D’où la hantise du métissage. Dans sa variante « faible », le racisme n’est « que » la conjonction de la xénophobie et de l’essentialisme. Dans sa variante « forte », il lui adjoint la croyance en l’inégalité des cultures. Les mauvais immigrés sont alors la lie de la société, ramassis d’ineptes et d’inaptes tout juste bons à se rassasier du suc vital de la nation tels des parasites.

Dans la suite de ce billet, je me propose d’examiner 1) pourquoi le racisme est nécessairement plus qu’un biais statistique, 2) qu’il repose sur des vues essentialistes : les cultures sont réputées plus ou moins inassimilables, 3) vues dont le ressort profond est toujours l’économie de pensée qu’elles autorisent, sur fond de ressentiment, d’où les stéréotypes sur lesquels s’appuient les discours racistes, 4) car leurs « constats » n’en sont pas ; la plupart des individus ne sachant pas tenir des raisonnements statistiques ils se contentent de plaquer des arguments tout faits à la peau dure par-delà les époques et les sociétés ; 5) ces dernières tendent à produire des discours de légitimation des pouvoirs établis visant à rendre naturel l’arbitraire historique : les stéréotypes racistes s’inscrivent dans cette veine.

 1. Un fatalisme exacerbé

Le racisme est d’abord un fatalisme exacerbé. Là où la loi ne connaît que des comportements, il voudrait punir des identités. On objectera : oui, mais les comportements ne sauraient être tout à fait étrangers aux identités. Ils ont bien des causes. Dissocier les comportements des identités reviendrait à s’intéresser au fruit mais pas à la racine. Indissociable de son fatalisme exacerbé, le racisme est un royaume de causalités simples. Les différentes cultures seraient plus ou moins incompatibles et elles commanderaient aux individus. Par là, il nie un des principes fondateurs de tout système juridique, celui de responsabilité. Là où il n’y a que des déterminations, il n’y a pas de responsabilité. Cette dernière implique nécessairement une alternative ; il était possible d’agir autrement. C’est pour cela que la loi ne s’intéresse qu’aux comportements et non aux identités. Aussi fortes que soient ces dernières, elles laissent toujours de la place à quelque chose comme l’exercice d’un choix ou d’un jugement personnels. Quand le législateur intervient pour des motifs statistiques, comme cela est le cas pour le code de la route, il ne sanctionne jamais que des comportements : un état d’ébriété, un excès de vitesse, un mépris des panneaux de signalisation, etc. Il n’envoie pas les conducteurs en prison ou ne les condamne pas à payer une amende au prétexte qu’ils sont jeunes et mâles, facteurs à risque bien connus des compagnies d’assurance. Si le raisonnement raciste est plus qu’un biais statistique c’est parce qu’il ne vise pas les comportements mais les identités. Il est profondément essentialiste : les choses adviennent en raison de leur essence, contre laquelle il est très difficile de lutter. Autant, alors, attaquer le mal à la racine. Si l’on transposait le raisonnement raciste à d’autres domaines, cela donnerait par exemple : l’interdiction pour un homme de faire des avances à une femme ou de lui faire une cour un peu insistante (puisque 97 % des violeurs sont des hommes), l’interdiction de consommer des produits alimentaires trop gras (adieu foie gras ! truffes ! grattons !), l’obligation de faire du sport (étant donnés les frais exorbitants pour la sécurité sociale liés au surpoids), avec amende hebdomadaire en cas de manquement, la stricte limitation des visites aux amis et connaissances (puisque dans l’essentiel des crimes, la victime connaissait l’auteur)…

 2. Punir les identités, rejeter l’anti-France

Quand on étudie les lois racistes, celles des États-Unis par exemple, on se rend mieux compte que le phénomène est bien plus qu’un biais statistique. Trois raisons se dégagent : le fait d’être d’une minorité visible, trop visible constitue une circonstance aggravante en cas de délit ; il y a en outre souvent deux poids deux mesures les concernant ; tout un arsenal juridique les vise explicitement, et pas le reste de la population. Au xviiie siècle, on n’aimait pas les fuyards. Un serviteur qui décampait tombait sous le coup de lourdes sanctions pouvant aller jusqu’à la prison. Un esclave prenant la fuite avait systématiquement droit à des coups de fouet, à moins d’une indulgence confinant à la mollesse de la part de son propriétaire. Un juge était toujours plus sévère envers les Noirs pour tous les menus larcins du quotidien. Le délit de mettre au monde un enfant naturel, car c’en était un, était d’autant plus odieux aux yeux des magistrats qu’il impliquait une personne de couleur. Dans ce cas, naturellement, l’indélicat était dûment châtié. Le mâle blanc, lui, n’était jamais inquiété. Même en l’absence de tout délit, il y a deux poids et deux mesures. Pendant la guerre de sécession, au Nord, la solde mensuelle du soldat blanc était de 13 dollars. Celle du soldat noir était moindre : 10 dollars, alors qu’on le chargeait des travaux les plus ingrats, comme le creusement des tranchées et des puits, le tractage des canons, etc. Quant aux mesures législatives et réglementaires les visant spécifiquement, on peut citer, durant la même période, l’État de New York, qui faisait obligation à tout Noir de posséder au moins 250 dollars de biens, somme très importante, pour bénéficier du droit de vote. Devinez quel montant était exigé des Blancs ? Dernier exemple, un décret de la ville de Boston au cours du premier tiers du xviiie siècle interdisait aux Noirs, et pas aux autres, de prendre part à des groupements de plus de deux personnes. Cela ne s’invente pas. D’ailleurs, cela ne vous rappelle rien ?

Le phénomène va donc au-delà du biais statistique, signature de la xénophobie, pour aller vers l’essence, qui rendent les ethnies ou cultures fautives en raison de leur être « profond ». Quoique l’essentialisme prétende extraire ses raisonnements de l’histoire, il voit la culture comme invariant transhistorique. Au-delà du chaos des apparences, il dégage la continuité. Entre la France du xie siècle et celle du xxie, il y aurait plus que le nom. Dans les attitudes de la majorité, ses façons de ressentir et de réfléchir, il y aurait de nombreux points communs, faute de quoi l’on ne saurait parler de culture. S’il est prêt à concéder que les cultures naissent, croissent puis dépérissent (l’analogie biologique avec les organismes vivants constitue même l’essentiel de son fonds de commerce), donc que la France, pour ne parler que d’elle, n’a pas toujours existé, en revanche subsisterait quelque chose comme une âme collective à travers les bouleversements événementiels. Pourtant, on voit mal, à restreindre la focale à deux siècles, ce que la France de 1815 a de commun avec celle de 2013. Royaliste, clérical, passionnément conservateur et attaché à la propriété privée pendant le plus clair du xixe siècle, le pays est devenu démocrate, solidaire et s’est fortement détaché des institutions telles que l’Eglise et le mariage moins de deux siècles plus tard. Il a même connu des épisodes socialistes voire révolutionnaires, aussi brefs furent-ils. De fait, la réalité d’une nation est faite de conflits et d’oppositions, si bien que les points communs d’une décennie disparaissent au bout d’une autre. Le concept de culture semble s’évaporer au gré des changements de majorité et des soubresauts de l’histoire. Si l’on peut en parler au présent, le conjuguer au passé et à l’avenir suppose d’en lisser les aspérités, d’en taire les évolutions. L’homogénéité est un conte de fées qui a besoin, pour se maintenir, d’un ennemi intérieur. L’anti-France est aussi nécessaire au raciste que l’étranger. D’ailleurs, les deux figures fusionnent souvent. De nombreux esprits, même élevés dans la meilleure tradition nationale, peuvent être la proie d’idées dangereuses contraires à son âme profonde. C’est ainsi que le racisme entend concilier sa doctrine avec la réalité, évidente, que bien des individus ayant leurs quatre quartiers de noblesse nationale ne partagent pourtant pas sa conception de la France. Naître à un endroit, être d’une culture spécifique fait pousser des émotions et réflexions particulières. Telle est la croyance essentialiste, et donc raciste, par excellence. Les idées ne sont pas censées avoir d’efficace propre. Il faut donc supposer des esprits nationaux pervertis par l’acculturation de pensées étrangères, par la contamination de cultures étrangères, afin de faire émerger la figure de l’anti-France et faire tenir sa croyance en quelque chose comme l’âme ou l’essence d’une nation.

 3. L’intolérance à l’incertitude et l’étrange survie des stéréotypes

L’habit ne fait pas le moine. Voilà le plus grand regret du raciste. Au fond, celui-ci voudrait que les apparences aient toujours raison, qu’il soit possible de lire la moralité d’une personne, son intelligence et ses qualités, sur son visage. Il manifeste une grande intolérance à l’incertitude. Le moindre trou explicatif, la plus petite entaille apportée à l’agencement impeccable des raisonnements, lui procure des angoisses. Tout doit faire sens. C’est ainsi que Lévi-Strauss expliquait « l’esprit magique », typique des sociétés plus « primitives » : contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’exigence « rationnelle » y est plus forte, car il s’agit de trouver une raison à tout. Mon hypothèse : la pensée raciste, essentialiste, est la forme moderne de l’esprit magique. De là qu’il s’associe fréquemment à des croyances ésotériques. Les années 1920 en Allemagne ont été le théâtre de la montée de l’extrême droite ; elles ont également connu une floraison d’œuvres d’art marquées par le sceau de l’irrationnel et de l’étrange, dans le cinéma notamment. De là que les adeptes du racisme versent souvent dans une forme douce de paranoïa, qui n’est douce qu’au regard de la médecine, mais pas de la politique. De là, aussi, que le discours s’appuie nécessairement sur les stéréotypes. L’essentiel étant de faire sens, l’explication déjà là, plus à chercher, peut se puiser dans le fond inusable des poncifs, ces réflexions toutes faites, plus à faire, le plus souvent ni vraies ni fausses (quoique parfois nettement absurdes), et pour cette raison très convaincantes. Le stéréotype raciste vient seriner d’une voie rassurante : « je suis en mesure de juger cet homme ; son physique suffit ». Ce sont les mêmes poncifs d’une décennie à l’autre, d’un siècle à l’autre. Ils se cristallisent sur le stigmate le plus visible, italien et belge au xixe siècle en France, polonais et juif allemand dans l’entre-deux-guerres, arabe aujourd’hui. Ce qui montre assez que ces stéréotypes n’ont aucune espèce de validité, c’est qu’ils sont inlassablement les mêmes, et qu’ils visent les minorités ethniques les plus importantes et les plus visibles d’une époque. Ainsi, les clichés frappant les Arabes aujourd’hui étaient ceux dont on affublait les Italiens au xixe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres. « L’Italien au couteau », fourbe, fainéant et roublard, enclin au crime faisait les choux gras de la presse sensationnaliste ou locale de l’époque. Il représentait déjà l’anti-France, la cinquième colonne coupable d’être encore trop imprégnée de ses coutumes d’origine. On fustigeait son particularisme et son communautarisme. Ça ne vous rappelle rien ? Ainsi de Maxime Lecomte, député du Nord, rapporteur du projet de loi sur la conscription obligatoire en 1889 : « Les chefs de la colonie [italienne] déploient la plus grande énergie pour entretenir l’esprit national dans cette nombreuse population flottante ». Il vouait aux gémonies les « hommes qui ne sont attachés à aucune patrie, qui n’aiment pas la France », pointant le danger de « laisser se constituer ainsi différentes nations dans la nation française ». Ne croirait-on pas du Hortefeux ou du Valls dans le texte ? Remplacez « Italien » par « Arabe » et le tour est joué. Écoutons ce témoignage d’une assistante sociale d’Ivry-sur-Seine dans les années 1920, à propos des Portugais (cité in Noiriel, p. 340-341) : « Ils sont restés tout à fait primitifs et n’ont rien assimilé de notre civilisation, ne surveillant pas leurs enfants, trouvant naturel de les laisser errer dans la zone comme s’ils couraient encore dans les montagnes du Portugal ». Là encore, substituez « bled » à « montagne du Portugal » et vous avez un discours prêt à servir aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, à propos d’une population qui n’a, a priori, rien à voir.

Si les caractères attribués aux Italiens et aux Portugais voilà plus d’un siècle sont devenus ceux dont on revêt les Arabes aujourd’hui, alors, donc, qu’ils ne désignent pas du tout les mêmes personnes ni les mêmes « cultures », cela montre bien le côté artificiel des stéréotypes, qui préexistent à toute réalité et sont à peine affectés par elle, car leur fonction est tout autre : trouver une cible pour le ressentiment, pointer le coupable tout désigné, rejeter sur un bouc-émissaire les maux de la société. Ces poncifs sont de toutes les sociétés et de toutes les époques. Ce qui montre un peu plus leur caractère fallacieux est que les « ethnies saines » d’un pays ne sont pas celles d’un autre. C’est toujours la situation minoritaire qui attire sur soi, automatiquement, les préjugés. En Chine, un Français sera victime de racisme. Ailleurs en Asie, la diaspora chinoise subit les foudres de la xénophobie et de l’essentialisme : ils sont vus, même si ce n’est pas par tous, comme l’élément anti-national et parasitaire de la nation. Un Allemand ou un Américain ne seront pas nécessairement considérés comme des ressortissants d’une culture évoluée et supérieure en dehors des frontières européennes et américaines. Pourtant, ils auront droit peu ou prou aux mêmes clichés, crochés gentiment à leurs fesses. Les immigrés tombent toujours aux yeux du raciste dans l’une ou l’autre de ces catégories : voleur de travail et de richesses (c’est souvent le cas s’il n’y a pas de protection sociale ou d’État-Providence), ou bien profiteur du système, enclin au crime et au mensonge, laxiste dans l’éducation de sa progéniture, bref une véritable tare morale.

Dans le premier type de poncifs, on retrouve notre cher Maxime Lecomte, député : « les étrangers nous prennent nos places, nos emplois, nos fiancées ». Le Petit Bleu, journal respectable de l’entre-deux-guerres, avança fort doctement, à la date du 7/12/1933 : « Non seulement les juifs allemands prennent la place des Français, mais ils constituent un danger pour la santé publique ». En 1934, Lionel de Tastes, député de la Seine, évoque subtilement, lors d’un débat d’assemblée, « les métèques qui viennent manger le pain des Français ». Rappelons qu’à cette époque, l’État-Providence était tout juste embryonnaire. Les clichés s’enrichiront plus tard, à la faveur du développement de ce dernier, des métaphores parasitaires. Les deux peuvent bien sûr cohabiter, comme avec la rhétorique, usée jusqu’à la corde, des « immigrés-qui-viennent-voler-le-travail-des-honnêtes-Français », employée en son temps déjà par Raymond Barre et Jacques Chirac, aujourd’hui entonnée avec jubilation par le FN. Faute d’espace comme de temps, je me permets de renvoyer à une démonstration antérieure quant au caractère profondément stupide de ce genre de rhétorique, comme si l’emploi était une quantité préexistante qui n’avait rien à voir avec le comportement de consommation et d’entreprise des immigrés (cf. https://michaelaine.wordpress.com/2012/01/29/programme-du-fn-pour-2012-quand-ubu-se-sert-dune-calculette/).

Parfois, les stéréotypes racistes ont tellement la peau dure, qu’ils continuent de viser les même populations au lieu des cibles mouvantes portées par les flux migratoires. Écrivain respecté de son temps, Léon Bloy écrivait dans son journal, à la date du 14 février 1892 : « Visite de Georges L., qui ment comme un musulman ». Dans un rapport de police de 1848 figure cette perle : « Il y a très peu de Marseillais à Marseille. Ce n’est plus là qu’un bazar bruyant où l’on parle toutes les langues, où fermentent toutes les idées de spéculation et de lucre ». Quel beau texte qui n’a pas pris une ride… Au moment de l’adoption de la grande réforme du code de la nationalité en 1927, un député auto-proclamé socialiste, Auguste Raynaud, fustigera les « Levantins », nom d’époque pour « Arabes », « dont l’idéal suprême consiste à gagner de l’argent par n’importe quels moyens ». Avec beaucoup de finesse, Gobineau, dans son très célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines, en 1853, décrètera : « L’Européen ne peut pas espérer civiliser le nègre ». Il ajoutera : « La suprême joie des Africains, c’est la paresse, leur suprême raison, c’est le meurtre ». Le ridicule de ce genre de jugement péremptoire éclate mieux quand on cite d’autres propos, que l’auteur n’hésitait pas à confier à la sacralisation de l’impression, du type « Les classes agricoles n’apprennent rien »…

Pour résumer, aux yeux du raciste, les apparences suffisent plus ou moins, quoi qu’on en dise, et les quelques nuances concédées à l’explication sociologique ou au poids des circonstances n’y changeront rien.

 4. L’infirmité statistique, ou le démenti apporté à la prétendue « sagesse des foules »

Le discours raciste repose sur l’opposition des jugements sains du peuple, au plus près des réalités concrètes, à l’idéalisme abstrait de l’élite cultivée, coupée des rugueuses aspérités du quotidien populaire. Et pourtant… Les individus ordinaires sont de bien mauvais juges des événements… Il faut leur supposer une sagesse dont ils sont dépourvus. La psychologie expérimentale a inlassablement démontré combien leurs évaluations statistiques ou probabilistes étaient erronées. Mentionnons les expériences de Slovic et d’Epstein. La première, répétée sur plusieurs années, est des plus troublantes. Les individus interrogés jugeaient une maladie tuant 1 286 personnes plus dangereuse qu’une autre qui serait responsable de la mort de 24,14 % de la même population de 10 000 unités. Le seconde, conduite plusieurs fois, enfonce un coin dans l’optimisme de ceux qui croient à la sagesse des foules. Soient deux urnes. La première contient dix haricots, dont un rouge. La seconde en contient cent, dont sept rouges. Dans les deux cas, une récompense identique est attachée au fait de tirer un haricot rouge. Il est ensuite demandé aux participants de choisir leur jeu. Une large majorité retenait… la deuxième urne ! Même en variant les quantités de haricots dans cette urne, les résultats étaient contre-intuitifs et abondaient dans le même sens. Quand la proportion de haricots gagnants de la première urne était le double de celle de la seconde, il restait 23 % d’enquêtés pour choisir le jeu perdant !

Tout ceci pour dire que les « constats-du-bon-sens » dont on nous rebat les oreilles n’en sont pas nécessairement : s’ils ne savent pas estimer des proportions dans des expériences de laboratoire simplissimes, les individus ne le savent pas plus quand il s’agit de savoir s’il y a ou non sur-représentation des immigrés parmi les délinquants et les assistés. D’ailleurs, quand on examine la cartographie électorale, on réalise à quel point le vote FN est déconnecté des zones de peuplement immigrée : l’Alsace et le Sud-Est, à forte concentration d’immigrés, vote nettement en faveur du FN tandis que Paris et sa région beaucoup moins, alors que ladite proportion (et donc ses supposés ravages) y est plus importante encore ; enfin, de nombreuses zones rurales se prononcent massivement pour l’extrême droite alors que ses habitants n’y ont jamais vu un seul immigré… Si vraiment les opinions politiques venaient d’une réalité observée, on ne devrait pas constater une telle déconnexion. Les gens ne « voient » pas untel ou unetelle se gamberger d’alloc, ils reprennent un discours entendu ailleurs ; ou alors s’ils le constatent bel et bien, ils lui donnent une importance qu’il n’a pas (une collection de cas isolés n’a jamais fait une démonstration : il y a 68 millions de Français, 50 millions d’adultes, dont 10 % d’immigrés ; il faudrait être bien naïf pour s’imaginer que ce qui est valable pour trois ou quatre cas l’est également pour des millions)…

Il devrait être évident que les individus ne sont pas bons juges des proportions. Quand bien même une majorité croirait que les immigrés commettent beaucoup plus de larcins et tournent le système de protection sociale, cela ne fournirait aucune raison légitime pour leur prêter l’oreille. Ils sont d’autant moins bons juges que la véritable raison sous-jacente de leurs croyances racistes consiste, nous l’avons souligné, en la conjugaison du ressentiment et de l’intolérance à l’incertitude. L’homme vraiment intelligent est celui qui reconnaît le doute comme un ami, ne se sent pas obligé d’avoir un avis sur tout et ne s’effraie pas de la complexité des choses. Le « Je ne sais pas » ne lui est pas aveu de faiblesse mais prise en compte de la fragilité des raisonnements. Il ne croit pas son expérience comme matière à vérités et se méfie de ses réactions premières. Il a conscience de la grande diversité des façons de percevoir et ressentir et ne dérive pas des lois générales des seules dizaines d’individus qu’il s’imagine connaître.

 5. La vraie fonction des stéréotypes racistes

Le plus comique est sans doute l’air rebelle et anti-politiquement correct que se donnent racistes et xénophobes. Leurs croyances font pourtant le jeu… de l’establishment ! En effet, leurs cibles sont relativement dépourvues de pouvoir, sous quelque forme on le prenne (argent, réseaux d’influence, relais parlementaires…) La proportion de cadres et chefs d’entreprise maghrébins est deux fois moindre que celle des sempiternels « Français de souche » (quoi que cela puisse vouloir dire, et en faisant abstraction des difficultés de définition). En tant que simples salariés, leur rémunération s’élève à 80 % de leurs homologues. Et quand on envisage les patrimoines, l’écart est plus accentué encore, puisqu’ils ne disposent pas de plusieurs générations d’accumulation par voie d’héritage… Ils sont plus souvent au chômage, moins bien rémunérés et n’ont presque aucun « représentant » à la députation comme dans les médias… Il n’y en a aucun parmi les 100 plus grandes fortunes du pays.

Toute société tend à produire des discours de légitimation de la domination dont elle est le siège, via des stéréotypes qui dispensent de penser en rendant la réflexion conforme aux exigences de la reproduction de l’ordre établi. Pendant des millénaires, il était « évident » que les hommes étaient plus rationnels que les femmes, lesquelles, simples jouets de leurs émotions incompréhensibles, étaient totalement inaptes à la direction des affaires publiques, si ce n’est même à l’exercice d’un métier… Pour le dire dans les termes d’un penseur contre-révolutionnaire fort prisé de son temps, le xixe siècle, et dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui, Edmund Burke, « la femme n’est qu’un animal et pas le plus élevé dans l’échelle de l’évolution ». Rappelons que les premières femmes ministres devaient demander la permission à leur mari d’exercer leur fonction. Nous étions en 1936, une époque que certains d’entre nous ont vécu. Quant au droit de vote, elles ne l’ont eu qu’en 1944 ; le partage de l’autorité familiale n’est entré dans les textes qu’en 1982… Quant à la fin du statut d’objet sexuel de son mari, on la doit à une loi de 2006 qui met fin à la présomption de non-viol entre mari et femme (la jurisprudence le reconnaissait depuis 1990)… Moins intelligente, la plus fidèle compagne de l’homme ? Elle qui fournit 59 % des nouveaux bacheliers, 57 % des nouveaux titulaires de licence, 59 % des nouveaux titulaires de master et 45 % des nouveaux docteurs ? Qui peut soutenir sérieusement qu’elle ne sait pas maîtriser ses émotions alors qu’il est peu d’épreuves aussi stressantes que les examens scolaires et universitaires ? Et pourtant… Malgré le fait qu’elle représentait plus de la moitié de l’humanité, elle a été tenu à l’écart des affaires publiques pendant des millénaires, en raison de préjugés tenaces… Les femmes d’aujourd’hui sont les immigrés. Et ils n’ont pas pour eux le nombre. Il est donc fort probable qu’ils continueront de subir l’opprobre du grand nombre et seront pris pour cible de la majorité des maux sociaux. Les détenteurs du pouvoir ont encore de beaux jours devant eux…

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Passage de frontière

Un peu plus tôt ce mois, le 3 juillet pour être précis, je suis intervenu au colloque de l’Association française d’économie politique. Le titre de ma communication semblera obscur au profane. Pourtant, les questions abordées y sont des plus essentielles et épineuses. Il s’agit du passage de la frontière entre l’économie des décisions individuelles, la microéconomie, et celle des grands équilibres nationaux, la macroéconomie. Beaucoup de gens, et la plupart des libéraux avec eux, raisonnent spontanément comme si le raisonnement valable pour quelques individus valait aussi pour l’économie dans son ensemble, et de pointer du doigt tel chômeur qui truande la Secu, tel entrepreneur accablé d’impôts et taxes ou telles complications légales en matière de droit du travail qui seraient autant de freins à l’embauche. À supposer que cela soit vrai au niveau individuel, cela l’est-il au niveau collectif ? En d’autres termes, est-ce que l’économie nationale résulte d’une addition de décisions individuelles ou bien les lois qui la gouvernent obéissent-elles à une autre logique ? Les raisonnements spontanés de la majorité sont du premier type (l’économie dans son ensemble n’est autre chose que l’addition des différentes décisions individuelles qui la constituent, si bien que les analyses valables au niveau des agents le restent au niveau national). C’est donc là tout l’enjeu, entre autres, de mon intervention : nos points de vue naturels sur l’économie sont-ils corrects ? Éléments de réponse.

Tout d’abord, je tiens à m’excuser auprès de ceux que le caractère lapidaire parfois, inachevé souvent, des réflexions que je vais proposer pourrait heurter. Cette communication n’a d’autre ambition que d’établir un pont avec vous, de poser un jalon sur la voie d’un programme de recherche collectif futur, bref d’avancer des arguments prétextes à une réflexion en commun. Beaucoup de ce que je vais dire sera critiquable et j’espère bien que cela sera critiqué si l’exercice permet d’y voir plus clair et de stimuler la gestation de nouvelles théories. Les réflexions qui vont suivre constituent un work in progress.
Pour ceux qui ont le goût de la métaphore, on pourrait affirmer que l’articulation micro-macro est un peu le chaînon manquant de l’analyse économique. Elle n’est, souvent, guère examinée, à tel point qu’un microéconomiste et un macroéconomiste parlent rarement le même langage même quand ils affectent de parler d’un sujet identique. S’il est orthodoxe, le second annulera le niveau micro par une hypothèse d’agent représentatif ou d’anticipations rationnelles conduisant à une domestication probabiliste de l’incertitude. Ou bien il fera tout dériver de comportements individuels dans le cadre d’un ABM dans une pure logique agrégative. S’il est hétérodoxe, il s’occupera avant tout des grands équilibres sur la base d’hypothèses comportementales simples laissant de côté l’hétérogénéité des agents. Quant à eux, les microéconomistes orthodoxes se sont enfermés pour la plupart dans un superbe isolement face à la macroéconomie, la question ayant été résolue en quelque sorte une fois pour toute par la posture de l’individualisme méthodologique pour laquelle les comportements individuels sont à la base de la macroéconomie. Tout rares qu’ils soient, les microéconomistes hétérodoxes ont souvent mis en avant la nature sociale, c’est-à-dire d’emblée macro, desdits comportements, les explications individuelles faisant la part belle au rôle des conventions et autres normes collectives. Dans l’affaire, soit c’est la macroéconomie qui se retrouve mutilée, soit c’est la microéconomie, comme si les deux paradigmes concurrents ne pouvaient penser adéquatement l’articulation des deux niveaux nécessaires de l’analyse économique. De fait, la question de l’articulation de l’analyse micro à l’analyse macro s’est souvent résumée à un affrontement entre partisans des bases micro de la macro et défenseurs des bases macro de la micro (e.g. Kregel, 1987). Les premiers versaient généralement dans l’individualisme méthodologique, les seconds dans l’holisme.
Pour bien saisir la nature du débat entre individualisme et holisme, il s’avère nécessaire de comprendre d’abord ce qu’il n’est pas. La querelle méthodologique s’embrouille souvent d’une présentation biaisée toujours vraie et se voit parasitée par une controverse annexe, avec laquelle on la confond souvent, quoiqu’elle n’ait pas grand chose à voir. Le débat individualisme-holisme n’est pas deux choses.
1. Une présentation trop rusée et trop peu utile de l’individualisme méthodologique a cours légal dans un certain nombre d’ouvrages écrits par des chercheurs très respectables (cf. notamment Boudon, 2003, 2005). À l’en croire, tout phénomène macro serait la résultante non intentionnelle de décisions micro intentionnelles. L’exemple paradigmatique est celui de la queue devant un magasin : personne ne l’a voulue, pourtant elle surgit bien de l’addition d’une multitude de décisions individuelles. Cette position est souvent associée au libéralisme politique, sociologique et économique. Ironie de l’histoire des idées, elle rejoint en quelque sorte Marx, pour lequel si les hommes (micro) font l’histoire (macro), ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Cette posture est d’ordinaire couplée à une autre, qui fait du holisme une doctrine soutenant qu’un collectif, quel qu’il soit (institution, entreprise, etc.), est doté de ses fins ou de ses comportements propres (cf. e.g. Thévenot et al., 2006). Il nous semble que ces définitions jumelles sont trop peu utiles car elles sont toujours vraies. Un poppérien dirait : irréfutables. L’économie est faite pour et par les hommes. Sans activité humaine, elle n’existerait pas. Un holiste ne soutiendra jamais que le cerveau humain n’est pas le siège de l’action. Il n’y a production et échange de marchandises et services que parce qu’il y a toute une chaîne de décisions humaines. Enlevez la décision, qu’elle soit routinière ou sociale n’est alors pas la question, et vous n’aurez aucune production ni aucun échange. Même quand elle dépend de phénomènes naturels, l’économie implique une décision humaine. L’air que nous respirons tous les jours ne fait pas partie du giron de l’économie, car il n’implique aucune intervention humaine. Dès lors qu’on le retraite pour en faire une marchandise, il y a économie. C’est bien l’activité humaine qui est à la source. Au reste, je ne sache pas que quelqu’un puisse soutenir une affirmation aussi absurde que « un collectif est doté de ses fins propres », même assorti d’une clause « tout se passe comme si ». C’est que, en fait, ce débat est trop couvent confondu avec un autre, qui voit s’opposer le libre-arbitre au déterminisme ou, pour le dire de manière plus philosophique, le mécanisme, ou détermination par les causes, et le finalisme, ou détermination par les raisons, si bien que les holistes sont alors accusés par leurs détracteurs d’être mécanistes.
2. Je voudrais rapidement dire ici que le débat individualisme-holisme n’est pas et ne doit pas être celui du mécanisme et du finalisme. Je me contenterai d’ébaucher rapidement l’argumentation, que je développerai plus avant plus tard. Fréquemment, les conventions sociales sont perçues comme des causes, ce qu’elles ne sont pas (de Lara, 2007). Elles déterminent la structure de préférence, mais c’est bien l’individu qui agit. Une convention explique une préférence ou une action, mais elle n’aboutit à un comportement que parce qu’un individu la met en œuvre, se décide conformément à elle. Une convention fait alors partie du répertoire de raisons de l’individu. Elle n’est pas une cause. Ce que vise en fait la critique individualiste méthodologique est le fait que la convention échappe à la prise consciente de l’agent. Pour qu’une convention devienne une cause, il faudrait que, malgré la prise de conscience que l’individu a de ce qui le détermine, il ne puisse infléchir la course de ses actions, sur le mode d’une sorte de paradoxe de Moore (« je sais que j’agis à l’encontre de mes objectifs, mais je ne peux m’empêcher d’agir ainsi »). Par où le débat rejoint celui du libre-arbitre. La conscience est la pierre philosophale qui aide à transmuer la cause en raison. Dès que l’agent est capable d’agir dans un sens différent de la convention mais qu’il opte en connaissance de cause pour elle, elle cesse d’être une cause pour se muer en raison. On voit bien ici, la question que nous nous posons n’est pas susceptible d’une traduction dans ces termes. Mieux (ou pire) : l’envisager selon le couple finalisme-mécanisme engage sur des sentiers trompeurs et conduit à prendre des vessies philosophiques pour des lanternes méthodologiques.
Car ce dont il est question, en fait, est la traversée de la frontière entre raisonnement micro et raisonnement macro. À quel coût s’opère-t-elle ? Quels contrôles sont nécessaires ? À cet égard, l’alternative mécanisme-finalisme pèse peu : que les agents obéissent à des raisons ou non ne rend pas le passage de la frontière plus transparent ou plus fluide. Cela n’aide pas nécessairement à comprendre la nature de cette traversée et peut favoriser la méprise. La seule question pertinente doit se formuler en ces termes : la macro résulte-t-elle d’une simple agrégation des comportements micro (individualisme) ou bien le tout peut-il différer de la somme des parties (holisme) ? Le cas échéant, pourquoi ? Après tout, quand nous avons écarté la première fausse définition, nous avons bien souligné que ce sont les décisions individuelles qui font l’économie et qu’il ne saurait y avoir économie sans elles. On serait alors naturellement porté à croire que nous campons sur une position résolument individualiste. Rien ne serait plus erroné. Reprendre tout uniment la logique agrégative simple reviendrait à s’en tirer à trop bon compte car elle incite à éviter de penser aux raisons d’un écart éventuel entre l’échelle macro et l’addition des niveaux micro. En faire une posture a priori conduit à mutiler l’entendement. À tout le moins, si l’on doit y adhérer, cela ne peut qu’être l’aboutissement d’une longue réflexion sur l’existence possible de phénomènes entraînant un tel écart. Notre proposition est en fait différente : il est des marchés ou des activités relevant d’une logique individualiste, d’autres qui ressortissent à une logique holiste. Raisonner en général ne peut qu’obscurcir le problème. Il nous faut mener notre investigation marché par marché, activité par activité, afin de déceler, ou non, les raisons d’un hiatus possible entre micro et macro.
Tout au long, notre analyse sera hantée par un spectre, celui de ces deux définitions trompeuses. Nous n’en avons donc pas fini avec elles. Pour y voir plus clair, il nous faudra y revenir quand la situation l’exige.

1. Géopolitique de l’holisme

Notre analyse liminaire nous amène inévitablement à l’interrogation : pourquoi le tout pourrait-il différer de la somme des parties ? Après tout, un compte en banque résulte bien de l’addition des sommes versées et de la soustraction des montants retirés. La comptabilité d’entreprise, elle-même, est par essence agrégative. L’individualisme méthodologique pourrait sembler roi. À tout le moins, il pourrait sembler naturel ou de règle. Une première analogie peut nous être fournie par la thermodynamique. D’après Prigogine, elle aurait détruit l’équivalence entre phénomènes micro et macro là où la mécanique quantique « classique » reposait encore sur la réversibilité du temps et l’agrégation : les phénomènes macro suivent des lois probabilistes qui ne se peuvent déduire de l’examen micro (Prigogine, 1996 ; cf., également, Gleick, 1987). Si l’on est apte à suivre la trajectoire d’un nuage de gaz, on ne peut en déduire la position individuelle de chaque particule. Seul l’ensemble est sujet à un aléa stochastique ; si le niveau micro est également susceptible d’explication, on ne peut sauter d’un niveau à l’autre, et cela, bien qu’un nuage ne soit pas composé d’autre chose que de particules. On pourrait être tenté de croire qu’il existe des phénomènes similaires en économie. Nous ne nous engagerons pas sur cette pente, potentiellement très glissante, en particulier en raison de la prévalence de faits et de causalités si complexes qu’elles ne semblent pas susceptibles d’une traduction en termes probabilistes. Notre analogie était purement didactique ; elle visait à souligner que dans d’autres domaines de connaissance aussi existaient des phénomènes holistes et qu’un point de vue non individualiste n’est sans doute pas aussi étrange qu’il puisse paraître spontanément. Le sens peut émerger à un autre niveau. Sans même faire appel aux complexités labyrinthiques de la thermodynamique, on peut reprendre à notre compte l’exemple traditionnel du rire : nous sommes bien formés d’atomes ; pourtant, quand l’hilarité nous saisit, nous ne sommes pas formés d’atomes rieurs. Le rire émerge à une autre échelle. On voit bien l’analogie. Les entreprises sont les atomes de l’économie. Pour autant, quand l’économie attrape un rhume, cela ne signifie pas qu’une majorité d’entreprises a pris froid ; inversement, lorsqu’elles éternuent, cela n’implique pas nécessairement que l’économie va mal (tout dépend du phénomène considéré).
Mais entrons dans le vif du sujet et proposons trois causes possibles de tracasseries à la frontière entre raisonnement micro et raisonnement macro : effet de composition, jeu à somme instable et détermination marginale. Il va être difficile d’expliquer notre typologie sans exemples. Aussi prions-nous par avance notre lecteur de faire preuve de mansuétude à notre endroit quand viendra le moment de faire un tour d’horizons des divers marchés, c’est-à-dire le moment des redites, à la troisième section.

L’effet de composition

L’effet de composition est le plus connu des keynésiens. En ces temps d’austérité, il est aussi le plus évident. Il dérive tout entier de la nature double de tout acte d’échange au sens large. Tel Janus, il présente deux faces : pour l’un, l’acheteur, il constitue un coût, pour l’autre, le vendeur, il forme un revenu. Si l’on se contentait d’additionner simplement les décisions des uns et des autres, on se condamnerait à la confusion. Le tout ne peut résulter de l’agrégation des décisions des acheteurs ou des vendeurs, quoiqu’un marché n’existe pas en dehors des acheteurs et des vendeurs. Une mesure politique particulièrement favorable pour les acheteurs aura toutes les chances de ne pas l’être pour les vendeurs du fait de cette symétrie : baisser les coûts des premiers signifie nécessairement diminuer les revenus des seconds. En règle générale, le gain des uns est la perte des autres. Et quand nous écrivons « coût » ou « revenu », il ne faut pas comprendre « prix unitaire » mais bien « prix total » (c’est-à-dire « prix unitaire » multiplié par les quantités échangées). Le sophisme de composition est connu de longue date des keynésiens qui mettaient en exergue l’inanité des raisonnements ceteris paribus sur le marché du travail, comme si l’emploi macro résultait de l’addition des décisions d’embauche individuelles des entrepreneurs. Ce qui est récupéré sur le coût du travail est, dans une moindre mesure en raison d’effets de cliquets, perdu au niveau du chiffre d’affaires, car un coût aux yeux de l’employeur est un revenu aux yeux du consommateur-salarié, si bien qu’une baisse du revenu disponible se traduit par une chute de la consommation, cet autre nom du chiffre d’affaires.
Il existe donc, au plan macro, des interactions entre les phénomènes micro qui rendent difficile d’en extraire une conclusion. En tout état de cause, ces interactions interdisent d’en faire une simple agrégation des décisions micro. On pourrait arguer que, en toute rigueur, ce type de phénomènes relève encore de l’individualisme méthodologique : la vente au niveau macro résulte bien de l’addition de tous les comportements de vente et l’achat de la somme des comportements d’achats. Si les 10 entreprises d’un secteur d’activité dépensent chacune 1 million d’euros pour une marchandise donnée, l’achat global est égal à 10 millions d’euros. Le sophisme de composition vise en fait le raisonnement ceteris paribus, ce que l’individualisme méthodologiquement rigoureusement pensé n’est pas. Une analyse d’équilibre partiel sur le marché du travail, comme si l’offre d’emploi était la conséquence de la seule aversion aux coûts d’entrepreneurs néoclassiques, est de ce point de vue fautive car elle néglige les effets de retour. Cela n’empêche pas les équilibres généraux d’obéir à une logique agrégative. L’analyse précédente était fautive car elle oubliait que, dans le même temps (symétriquement, si l’on préfère), les comportements globaux d’achats (de marchandises produites par les employeurs) résultent également de l’addition d’une multitude de décisions : en réduisant le pouvoir d’achat de chacun des consommateurs (ou de la majorité d’entre eux), on diminue bien les montants totaux qui sont dépensés et, partant, on fait se rétrécir l’argent à la disposition des employeurs, qui ne peuvent alors plus se préoccuper de la seule variable des coûts (du travail). Aux yeux d’un individualiste méthodologique intelligent, nul doute que le sophisme de composition ne vaudra qu’en tant que rappel à la vigilance : il faut tenir en haute méfiance le raisonnement ceteris paribus et prendre en compte tous les effets retour possible. Il convient ici de remarquer que notre première définition trompeuse du débat n’invite pas à ce genre d’exercice de lucidité. Les effets de composition tombent effectivement sous le coup des résultats non intentionnels de décisions intentionnelles. Elle n’aide en rien et peut même induire en erreur si elle conduit à se focaliser sur le seul plan micro.
Avec les effets de composition, le tout est bien égal à la somme des parties correctement définies. Mais le fait d’attirer l’attention sur leur existence en leur dédiant une des catégories de notre typologie a des vertus méthodologiques. Trop souvent, le raisonnement des défenseurs de l’individualisme est mené sur un seul marché, sans prise en compte des interactions, comme si le seul niveau d’analyse qui importait vraiment était le niveau micro. Si, au sens strict, les effets de composition ne relèvent pas du holisme, ils tendent à plaider sa cause : grâce à eux, on pourra se concentrer également sur l’autre face de toute transaction afin de déceler les éventuels effets retour.

Le jeu à somme inégale

Le jeu à somme inégale peut indifféremment être appelé l’inexistence macro d’un phénomène purement micro. Quoique les individus puissent mener un raisonnement particulier au niveau micro, il n’a aucune validité macro ; ou alors, s’il a des effets macro, ceux-ci ne sont pas le décalque, « en grand », des décisions micro. La liquidité en est l’exemple par excellence. Keynes souligne à plusieurs reprise dans le chapitre 12 de la Théorie générale qu’il n’existe rien de tel, pour l’économie dans son entier, que la liquidité, bien que cela soit un motif individuel prégnant. D’ailleurs, il affuble régulièrement le terme même de liquidité de guillemets (six fois) en vue de souligner combien il met en doute son existence comme phénomène macro, quand bien même il s’agirait d’un comportement indéniable au plan micro. S’il existe quelque chose comme une demande de monnaie à l’échelle macro, il n’y a rien qui ressemble à de la liquidité. Quand il dénonce « le fétichisme de la liquidité », Keynes appuie : « il n’est rien de tel qu’un investissement liquide pour la communauté dans son ensemble » (notre traduction). En effet, dans une transaction, la liquidité de l’un implique l’illiquidité de l’autre. On pourrait croire que nous nous trouvons dans une situation voisine de celle des effets de composition dus à la nature double des transactions. Sauf que, ici, les frontières mêmes de la liquidité sont mouvantes. D’où le terme de « somme inégale ». À l’extrême limite, seuls les pièces et billets sont assurés de représenter la liquidité voire, en cas de crise politique et sociale majeure, ceux-ci peuvent trouver des substituts (cigarettes, œufs, formes diverses de troc, etc.). La liquidité est une notion purement micro. Elle est ce qui apaise l’inquiétude de l’investisseur et le pousse à prendre plus de risques ou à ne plus en prendre du tout. Indifféremment position de repli dans un contexte de crise de confiance généralisée ou assurance contre l’incertitude d’un investissement encourageant à la dépense, elle est d’une redoutable volatilité. Quoiqu’elle dépende de facteurs macro, la liquidité est d’abord une caractéristique micro d’un investissement donné. Elle est affaire de degrés : un bien est plus ou moins liquide. Elle est pour partie réelle (le temps de mise en vente d’un bien, de rencontre du contrepartiste…), pour partie conventionnelle. À ce titre, elle est également une croyance collective. Si tous les opérateurs la recherchent, celle-ci s’effondre. C’est pourquoi elle n’obéit pas à une logique agrégative. Plus les comportements individuels sont motivés par la liquidité, plus les frontières macro de ce qu’est la liquidité se rétractent. Plus les comportements visent la liquidité, moins ils peuvent l’obtenir. En temps normal, la majorité des positions sont relativement illiquides. C’est un jeu à somme négative fluctuante. Le motif de liquidité implique alors qu’un contrepartiste accepte d’être moins liquide pour qu’un autre le soit plus. C’est pourquoi la notion ne peut être valide pour la communauté dans son ensemble. La chose est encore plus vraie en temps de crise, quand les contrepartistes se font rares et que les transactions sont bloquées. Certes, elle porte nécessairement l’empreinte d’une confiance collective en l’avenir, mais qu’elle soit influencée par une variable macro n’entraîne pas qu’elle fasse sens à ce niveau.
Il n’en demeure pas moins que, lorsqu’un tel comportement s’emballe, situation désignée par « le fétichisme de la liquidité » voué aux gémonies par Keynes, il y a des répercussions macro, mais elles ne sont pas celles visées par les individus. Jusqu’au point de bascule, les opérateurs parviennent à leurs fins ; ceux qui voulaient être liquides le sont. Pourtant, l’économie dans son ensemble aurait même tendance à l’être moins ; les catastrophes futures se préparent à l’ombre des clameurs générales. Il est ainsi deux raisons plaidant la cause du holisme : la nature double de toute transaction ; les frontières mouvantes de la liquidité. La première implique qu’au plan macro la liquidité reste inchangée, puisqu’un contrepartiste accepte d’être moins liquide en échange de la plus grande liquidité de son partenaire. La seconde implique un déplacement des lignes, puisque la recherche éperdue de liquidité provoque la chute générale de la liquidité. Là où la première met en jeu une symétrie annulant au plan macro un comportement micro, la seconde renvoie à un effet pervers. Le jeu n’a pas de somme stable. Même dans les périodes d’absence d’effet pervers, la situation méthodologique n’est pas celle des effets de composition. En aucune circonstance la position des deux contrepartistes peut se révéler plus liquide ; au plus haut de l’euphorie, toute liquide qu’elle soit, une action l’est moins que du cash. Il y a nécessairement symétrie. Une position plus liquide (dans notre exemple, la vente de l’action) se traduit forcément par une position moins liquide (i.e. l’achat de l’action) au plan macro, quoique ce titre financier, objet de l’échange, puisse être plus liquide qu’auparavant (les opérateurs s’avèrent plus enclins à s’en porter acquéreurs, d’où la rapidité de la transaction et le fait qu’elle s’opère à une valeur sinon certaine du moins favorable). Dans l’effet de composition, le motif de réduction de coûts peut par exemple avoir un impact macro. Les gains de productivité qui en résultent éventuellement sont susceptibles, adéquatement répartis, de se traduire par une embauche et une élévation du chiffre d’affaires via la hausse des salaires. Une baisse du coût du travail n’est pas forcément annulée par une diminution équivalente du chiffre d’affaires. Dans le cas d’un jeu à somme inégale – le « inégale » étant ici à prendre au sens de « inégale d’une période à l’autre » – l’annulation est systématique.
Quand on considère l’analyse macro, le comportement micro n’a pas disparu, il cesse simplement d’être pertinent. Ce qui est susceptible d’exister à ce niveau là est le fétichisme de la liquidité, qui engendre un effondrement des transactions. Mais, outre que ces situations ne représentent pas, heureusement, l’ordinaire des marché, l’effet macro n’est pas celui voulu au plan micro, pas plus qu’elles ne résultent d’une addition des comportements. Si elles sont bien une conséquence de décisions individuelles, elles provoquent des effets macro pervers qui, à leur tour, ont des répercussions micro. La somme des parties ne fait pas de sens. Il n’y a pas de logique agrégative.

La détermination marginale

Nous en venons maintenant au phénomène le plus holiste, auquel j’ai réservé l’appellation, peut-être pas des plus heureuses, de « détermination marginale ». Dans le cas précédent, on pouvait encore parler de somme des parties. Ici, le terme disparaît. Une décision ou une attitude micro n’ont, la plupart du temps, aucun impact macro. Le fétichisme de la liquidité indiquait la possibilité d’une conséquence non intentionnelle d’une action intentionnelle. Il n’y a rien de tel ici, sauf à la marge. Les comportements micro n’ont pas d’incidence macro. Ce qui fait sens à une échelle donnée, cesse de le faire dès qu’on change d’échelle.
Prenons un exemple parlant. L’arbitrage revenu-loisir des offreurs de travail sur le marché du même nom. Un grand nombre d’élucubrations économétriques excipent de l’indéniable désutilité du travail et de son corollaire, la latitude d’effort dans la recherche d’emploi, pour « démontrer » les effets néfastes de l’Etat-providence. En clair : les allocations-chômage dissuaderaient la reprise d’un emploi. Que les demandeurs d’emploi mettent plus ou moins d’ardeur dans leur recherche ne fait pas de doute. Au niveau micro, il y a bien variation de l’effort individuel. Naturellement, plus la durée d’indemnisation est longue, moins, toutes choses égales par ailleurs, les agents sont enclins à accepter un emploi. Au niveau macro, cette variation d’effort a peu de chances d’avoir la moindre implication. En effet, l’offre d’emploi préexiste à l’effort du chômeur et n’est pas liée à lui. S’il y a 22 millions de postes pour 25 millions de demandeurs d’emploi, il y aura nécessairement 3 millions de chômeurs, quelles que soient les motivations des uns et des autres. Même si les 25 millions d’offreurs de travail se montraient très enthousiastes et donnaient à chaque fois le meilleur d’eux-mêmes dans leur quête, il y aurait toujours 3 millions de chômeurs. Agréger les comportements micro des chômeurs revient à introduire en contrebande l’hypothèse farfelue que c’est la volonté de dégoter un job qui crée ce poste. Pour que la décision micro influe sur le niveau macro du chômage, il faudrait qu’existent des offres d’emploi pour lesquelles aucun chômeur motivé ne postule. Et encore se heurterait-on à un problème d’extraction de signal, car la cause de cette absence pourrait très bien être à chercher du côté de l’attractivité du poste (conditions de travail et de rémunération, etc.) plutôt que de celui de la motivation des candidats. C’est pourquoi nous avons baptisé ce type de phénomène de « détermination marginale » : s’il exerce le moindre effet macro, ce dont on peut douter, il ne l’exerce qu’à la marge. Bien que valable au plan micro, l’arbitrage revenu-loisir dû à la désutilité du travail cher aux néoclassiques, n’est en général pas susceptible d’avoir la moindre implication macro. Il n’en aurait qu’en cas de rigidité ou d’imperfection du marché du travail massive et d’une espèce bien particulière : les employeurs refusent d’accroître l’attractivité du poste en conséquence d’une pénurie de travailleurs motivés. Par là, deux conditions sont cumulées, à savoir 1) une pénurie très importante de candidats motivés ; 2) le refus/l’impossibilité d’élever l’attractivité des emplois dans les secteurs affectés par cette pénurie. Obvions incidemment à un malentendu courant dans la presse. Qu’il existe à un instant t un stock d’emplois non pourvus ne dit rien sur l’attitude des chômeurs, ni même sur l’adéquation de leurs compétences aux postes disponibles. En effet, recruter demande du temps. On peut avoir un poste non pourvu le 6 avril et avoir trouvé quelqu’un le lendemain ou à la fin du mois. Les variations, au fil des trimestres, de ces stocks peuvent en revanche être significatives. Mais il n’est pas dit qu’il faille y voir l’indice d’une moindre motivation des demandeurs d’emploi, puisqu’il existe beaucoup de raisons possibles, comme une plus grande sélectivité des employeurs.
Signalons, afin d’obvier à tout malentendu, que les travaux économétriques d’économie du travail dont nous avons connaissance n’invoquent à aucun moment une quelconque loi de Say (e.g. Crépon & Desplatz, 2001 ; Cahuc & Zylberberg, 2005, 2008 ; L’Horty et al., 2009). Ils se contentent d’agréger les fonctions de décisions individuelles, la demande macro étant vue comme simple « perturbation stochastique ». Ils méconnaissent donc, par construction, ces phénomènes de détermination marginale.

Effets de composition

Jeu à somme inégale

Détermination marginale

Phénomènes en cause 

raisonnement ceteris paribus

interactions/interdépendances

Symétrie

Effets pervers

Insignifiance macro, sauf à la marge

Exemple paradigmatique 

Coût du travail

Liquidité

Offre de travail

Tableau 1. Typologie des causes possibles de holisme

Notre typologie a été classée par ordre croissant d’holisme. Les effets de composition le sont ou faiblement ou pas du tout, selon que l’on prend bien en compte ou non la nature double des transactions ainsi que les effets retour possibles. À tout le moins, les faire entrer dans la catégorie de l’holisme méthodologique offre l’avantage d’attirer l’attention sur les interactions et les interdépendances en jeu. C’est ici le raisonnement ceteris paribus, à quoi nous invite l’individualisme mal compris, qui est fautif. Les jeux à somme inégale le sont fortement, pour des raisons qui tiennent à l’annulation macro par symétrie et à l’existence d’effets pervers. Quant à la détermination marginale, elle l’est presque intégralement. Comme son nom l’indique, elle n’est gouvernée par l’individualisme méthodologique qu’à la marge. Des conditions bien spécifiques doivent être réunies afin que l’on puisse considérer que les comportements individuels influent sur le niveau macro de certaines variables.

2.    Le rôle des conventions dans le débat

Mais que diable peuvent venir faire les conventions dans cette galère ? Dans la typologie proposée, elles n’apparaissent spécifiquement nulle part. Nos trois catégories peuvent être ou ne pas être conventionnelles, cela ne change rien à leur traduction méthodologique. C’est qu’une convention a beau être macro par définition, elle ne peut pas être autre chose que l’agrégation de structures de perception et de décision cognitives individuelles. Qu’une convention préexiste à l’individu du fait de l’histoire n’a de ce point de vue pas d’importance. Elle ne peut agir en dehors des agents économiques : il faut donc que ces derniers y adhèrent, consciemment ou pas. Rappelons que notre réflexion est d’ordre méthodologique et non pas éthique ou politique. Pourtant, ce sont souvent des raisons de ce dernier type qui embrouillent les débats méthodologiques ; il ne s’agit pas de savoir si les individus sont libres, mais si les règles de fonctionnement macro de l’économie résultent d’une agrégation des comportements micro. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’école dite des conventions se réclame de l’individualisme méthodologique (Orléan, 1994 ; Thévenot et al., 2006).
Le caractère holiste ou non d’un phénomène macroéconomique ne lui vient pas de son aspect conventionnel ou non. Pour bien le comprendre, penchons-nous sur les différentes définitions qu’en peuvent donner l’école des conventions et la sociologie d’inspiration bourdieusienne. Suivons André Orléan. Il affirme ceci : « La notion de convention […] désigne une régularité de comportement R au sein d’une population P telle que : (1) tous les membres de la population se conforment à R ; (2) chacun croit que tous les autres membres de P se conforment à R et (3) trouve dans cette croyance une bonne et décisive raison pour se conformer à R ; (4) par ailleurs, au moins, une autre régularité R’ vérifiant les conditions précédentes aurait pu prévaloir » (Orléan, 1994, p. 12). Remarquons que cette définition se veut descriptive. Elle dit ce que font les agents, pas ce qu’ils devraient faire. Pour les sociologues de quelque obédience qu’ils soient, les conditions 1 et 2 sont sans aucun doute beaucoup trop restrictives. Un Richard Hoggart définissait les classes sociales non par ce que les individus font, mais par une croyance collective normative (Hoggart, 1957). Une convention est ainsi ce que les membres d’une classe sociale pensent que les autres membres devraient faire ou penser. C’est plutôt la croyance en la légitimité d’une convention, plus que le comportement issu de cette convention, qui la définit. Pour Pierre Bourdieu (e.g. Bourdieu, 1980, 1997), l’analyse sociologique est statistique ; elle ne délimite jamais de groupes au sein desquels absolument tous les membres suivent une même règle ou observent un même comportement. Elle est chez lui d’ordre à la fois descriptif et normatif. Elle désigne une régularité dans les façons de percevoir, juger et se comporter comme une règle structurant ces mêmes perceptions, jugements et comportements. La convention n’acquiert sa pleine efficacité que parce qu’elle est incorporée sous forme d’habitus, qui fonctionne le plus souvent sans accéder à la représentation explicite. Elle ne définit pas précisément, une fois pour toutes, le contenu de ce qu’il faut penser et décider, car elle comporte, en son cœur même, une part de flou et d’indétermination. (Bourdieu, qui était un grand lecteur de Wittgenstein, comme d’ailleurs de Hoggart, reprenait à son compte sa critique de la notion de règle. Donc quand nous écrivons « règle » plus haut, il ne faut pas l’entendre dans un sens rigide. Bourdieu aime à répéter que les agents improvisent ; il emploie fréquemment la métaphore du « sens pratique » comme équivalent d’habitus.) Il s’ensuit que l’irréalisme des conditions 1 et 2 ne s’impose pas. Retraduits en termes sociologiques, ces conditions donnent : 1) une proportion considérable f de membres d’une population p se conforme à r et/ou s’imagine devoir se conformer à r ; 2) chaque agent de  f croit que tous les autres membres de p devraient se conformer à r. Cette définition des conventions étant statistique, on en déduit qu’elles relèvent d’une logique agrégative, partant de l’individualisme méthodologique.
Officiellement, la posture de l’école des conventions renvoie dos à dos partisans de l’individualisme et du holisme (cf. Postel, 2003 ; Thévenot et al., 2006) et plaide pour un « cadre d’individualisme méthodologique élargi » (Orléan, 1994b, p. 53) voire « renouvelé » (Postel, 2003, p. 211). Cependant, il s’avère que cet individualisme new look diffère au fond peu de l’ancien ; à tout le moins il n’en diffère pas d’un point de vue méthodologique. En effet, que les théories de cette école permettent d’expliquer les relations non marchandes (Postel, 2003), de penser la coordination via les valeurs (Boltanski & Thévenot, 1991) ou repose sur une vision plus souple de la rationalité (Bessis et al., 2006 ; Livet & Thévenot, 1994) n’a rien à voir avec une quelconque articulation des bases macro de la micro aux bases micro de la macro. La question est et demeure : l’échelle macro est-elle plus que l’agrégation des différentes échelles micro ou : le tout est-il autre chose que la somme des parties ? Sur ce point crucial qui nous occupe, l’école des conventions se range résolument du côté individualiste classique et n’a pas de réponse originale à proposer, quelle que soit la fécondité de ses analyses par ailleurs.
Plus tard, André Orléan est revenu sur sa définition des conventions afin d’en adopter une vue statistique (Orléan, 2002). Les croyances sociales ne sont pas de type i1 (« un grand nombre de personnes croient à la proposition P ») mais de type i2 (« un grand nombre de personnes croient que le groupe croit à la proposition P »). « Le collectif trouve à s’expliquer d’abord par le collectif, et non l’individuel » (Orléan, 2002, p. 722), l’économie pouvant s’établir dans une situation où tous les agents croient individuellement P tout en étant convaincus que le groupe croit Q : la macro n’est, de fait, pas l’agrégation des conjectures micro. Il emprunte l’exemple des cambistes qui peuvent croire une monnaie sous-évaluée et être persuadés que le marché – i.e. l’euro – va encore baisser. Ce faisant, il nous semble qu’André Orléan a mélangé deux anticipations différentes, celle, économique, d’entreprise, et celle, psychologique, de spéculation. Dans le chapitre 12 de la Théorie générale, Keynes désigne par le terme d’« entreprise » l’anticipation visant à estimer la rentabilité de long terme d’un investissement et par « spéculation » l’anticipation visant à estimer sa rentabilité à très court terme afin d’en extraire une plus-value. On peut donc sans incohérence aucune croire une monnaie sous-évaluée selon un critère d’entreprise et surévaluée selon un critère de spéculation. Il n’y a là pas la moindre contradiction ; il s’agit simplement de deux types différents d’évaluations. Une situation où les agents croient individuellement P tout en étant convaincus que le groupe croit Q n’est ainsi pas possible, car la croyance collective est nécessairement statistique, donc individualiste méthodologique.
La meilleure acception méthodologique des conventions nous semble présenter des similitudes fortes avec celles du vote ou du sondage. Une élection consiste bien en une addition de voix. Par excellence individualiste, elle nous aide à saisir la nature des croyances collectives. Bien sûr, au sein de l’opinion dite publique entendue au sens non de l’opinion rendue publique des élites mais de l’opinion du public il est des voix qui pèsent plus que d’autres (Champagne, 1990). Pas toutes les opinions ne se valent. La force sociale ou la puissance de persuasion des uns et des autres vient déformer l’égalité de l’arène démocratique. Pour autant, l’opinion publique n’en cesse pas moins de résulter de l’agrégation des croyances individuelles : l’inégalité dont il est question n’est autre chose que le nombre de ralliements ou de conversions à son point de vue. Si par malheur quelqu’un échoue à persuader, il ne pèsera pas plus qu’un autre. Quelle que soit la définition qu’on lui donne, une convention est par nature individualiste méthodologique. Une idée isolée devient convention par le nombre ; c’est là une condition nécessaire quoiqu’un insuffisante. Que des conditions de durée et de légitimité s’y ajoutent n’altère pas le cadre méthodologique, car le nombre constitue toujours sa condition suspensive primordiale : sitôt qu’il reflue, la convention perd de sa force.
Son rôle engage en fait un autre débat, qui n’est pas le nôtre. Les conventions, phénomène macro à base micro, forment également un phénomène micro à base macro puisqu’elle renseigne les individus sur ce qu’ils doivent penser et faire. « En tant qu’êtres humains, nous sommes contraints d’agir. La paix et le confort de l’esprit nécessitent que nous nous cachions à nous-mêmes l’étendue de notre ignorance. Pourtant, nous avons besoin d’être guidés par quelque hypothèse. Nous tendons de fait à substituer au savoir hors de portée certaines conventions » (Keynes, 1987, p. 124). Le rapport des conventions à la décision individuelle est un tantinet circulaire, avec un léger avantage macro : les conventions déterminent pour partie la structure des préférences, à l’origine de l’utilité des alternatives ouvertes au choix (Schoemaker, 1982) ; l’existence des conventions suppose l’adhésion d’une grande masse d’individus au sein d’un groupe donné (pas nécessairement la majorité) ; dès lors qu’il a pleinement conscience d’une convention, un individu peut choisir dans une certaine mesure de ne pas la suivre. Toutefois, des conventions sont léguées par l’histoire ; la société avec ses règles et ses interdits, ses sens uniques et ses priorités, existait avant que les individus ne viennent au monde et ne deviennent des agents économiques. En ce sens, il y a un léger avantage de la convention. Cependant, ce sont bien les individus qui font évoluer les conventions et en font émerger de nouvelles, quoique ce ne soit pas de façon ex-nihilo. Même la créativité n’est pas sans règles. Le débat concerne l’endogénéisation des préférences : d’où viennent nos façons de penser et de décider ? Quelle est la nature de nos anticipations ? L’analyse des conventions, voie d’entrée privilégiée de la sociologie dans la théorie économique, nous renseigne sur 1) les objectifs des agents, 2) leurs biais cognitifs. Elle ne change pas la méthodologie des phénomènes macroéconomiques. Une convention est statistique. À ce titre, elle résulte bien de l’addition des croyances individuelles, quelle que soit leur origine. Il s’agit donc de ne pas se tromper de débat.

3.    Tour d’horizon des phénomènes individualistes et des phénomènes holistes

Au préalable, il convient de bien distinguer entre la constitution d’un agrégat tel que, par exemple, la demande macro de monnaie, et les déterminants micro de cet agrégat, i.e. les motifs de détention de monnaie. Un agrégat numérique résulte toujours de l’addition de ses multiples composantes. La demande de monnaie macro est constitué par l’ensemble des demandes micro ; le nombre d’emplois offerts (i.e. le résultat de la demande de travail) résulte de l’addition des emplois offerts par chaque entreprise. Là où le holisme peut s’infiltrer, c’est quand on raisonne à partir des déterminants micro de ces composantes : les motifs de détention macro, le tout, est-il plus que la somme des motifs micro ? La demande de travail macro, le tout, est-elle plus que l’addition des demandes de travail micro ? etc. C’est le raisonnement du modélisateur qui nous intéresse : comment et à quelles conditions dériver une courbe d’offre et de demande macro à partir de courbes d’offre et de demande micro ? Le débat ne concerne pas la comptabilité nationale, où un montant macro résulte par définition d’une addition de montants micro, mais la modélisation, où il s’agit d’expliquer et prévoir. Dans un cas on ne s’occupe que des résultats, dans l’autre on s’intéresse aux déterminants.
Nous venons de proposer que toute convention est individualiste. Quels sont les autres phénomènes ou marchés qui ressortissent de cette nature méthodologique ? En tant que comportement collectif, la demande effective semble en relever. Elle consiste en une addition d’anticipations individuelles (Asimakopulos, 1991). Leur objet est mi-macro mi-micro, ou plutôt micro à travers des lunettes macro, puisqu’il s’agit d’évaluer la demande particulière adressée aux entreprises, laquelle dépend de facteurs éminemment macro (budget des ménages, évolution des goûts des consommateurs, conjoncture internationale, taux d’intérêt, etc.). Le fait que Keynes n’ait pas évoqué les erreurs d’anticipations de court terme à propos de la demande effective ne signifie pas qu’il les excluait de l’analyse ; il voulait simplement attirer l’attention sur l’importance des anticipations des entrepreneurs : la demande n’agit pas directement mais à travers elles (Ibid.). La demande effective est macro et statistique ; à ce titre, les divergences individuelles se dispersent autour de la moyenne. On comprend mieux pourquoi Keynes n’a pas insisté sur les erreurs micro, puisque ce sont les anticipations agrégées qui importent. De toutes les façons, la constatation d’un écart entre l’anticipation et la réalité donne lieu à une nouvelle anticipation et c’est toujours l’anticipation qui fait la demande effective.
Sur le marché du travail, l’offre est soumise, nous l’avons vu, à des phénomènes de détermination marginale. Quant à la demande, elle subit des effets de composition.
Sur les marchés financiers, l’individualisme méthodologique est de règle. La demande et l’offre résultent bien de l’addition de leurs parties constitutives. La demande de monnaie pour motifs de transaction et de précaution semble être gouvernée par une logique purement agrégative. Mais, comme nous l’avons souligné plus haut, les comportements de liquidité, donc ceux de spéculation, obéissent à un jeu à somme inégale. La liquidité n’a pas de signification macro, quoiqu’elle en ait au plan micro.
En ce qui concerne l’investissement productif, l’individualisme paraît également de mise. L’agrégat de l’investissement résulte bien de l’addition des différentes décisions individuelles. On peut toutefois suspecter la présence d’effets de composition. Comme l’a signalé à de nombreuses reprises Asimakopulos (Asimakopulos, 1978, 1991), les dépenses courantes d’investissement influent sur le niveau macroéconomique de la croissance et, par là, sur le chiffre d’affaires micro et les perspectives de rendement futur. Nous sommes en présence d’une forme de prophétie auto-réalisante qui rend difficile le raisonnement ceteris paribus. Les entrepreneurs doivent prendre garde à inclure l’impact prévisible ex-post de leur décision sur leur estimation ex-ante. Cette réserve n’a peut-être pas beaucoup d’importance en cas d’atomicité, mais elle en a dans le cas contraire. Toutefois, il s’agit là d’une objection de bon sens, et l’on peut gager que les entrepreneurs intelligents prendront en compte dans leurs anticipations les répercussions de leurs décisions. Quid des incitations à investir ? Toutes choses égales par ailleurs, l’aiguillon du profit et de la fiscalité excitent les ardeurs et l’imagination, mais justement la clause ceteris paribus est des plus fragiles : si cela conduit à élever la fiscalité des consommateurs ou à diminuer les salaires, principale composante de la consommation, les perspectives de rendement futur vont s’assombrir. On aura alors perdu d’une main ce que l’on aura récupéré de l’autre. Des effets de composition très puissants semblent en jeu.
L’endettement semble relever du jeu à somme inégale. La symétrie est parfaite puisque l’endettement de l’un, le débiteur, a pour condition l’enrichissement de l’autre, le créditeur. Au niveau macro, l’endettement global ne fait pas de sens, sinon dans une réflexion générale sur le patrimoine ou les stocks de richesse. Comme pour la liquidité, il peut y avoir des effets pervers : la course effrénée à l’endettement, sans souci du lendemain, est susceptible de provoquer la méfiance des bailleurs de fonds et in fine, leur refus de prêter à nouveau ou à des taux prohibitifs. L’endettement des agents n’est dépourvu d’effets macro, mais ce n’est pas l’effet recherché ; en cas d’insolvabilité ou de défaut de paiement, il y a redistribution de ressources et érosion de la confiance.
Résumons nos développements par le tableau suivant :

Décision micro

Passage de la frontière micro-macro

Demande effective

Individualisme

Demande de monnaie pour motifs de précaution et de transaction

Individualisme

Liquidité/motif de spéculation

Jeu à somme inégale

Endettement

Jeu à somme inégale

Investissements productifs

Effets de composition

Demande de travail

Effets de composition

Offre de travail

Détermination marginale

Tableau 2. Tour d’horizon du passage de la frontière de la décision micro à la variable macro

En termes de modélisation de l’économie, il ne faut donc s’intéresser aux bases micro que dans les cas d’individualisme méthodologique et d’effets de composition. Dans les autres circonstances, elles peuvent être négligées.
Toutes ces variables micro sont agitées en profondeur par les remous de la confiance. Il nous faut donc maintenant nous livrer à un excursus sur le rôle de ce facteur clé de toute économie.

4.    La confiance, base des anticipations

Comment la confiance intervient-elle ? Comment la modéliser ?
Pour Dequech, dont nous reprendrons ici la définition, la confiance est la propension à agir sur la base d’une estimation (Dequech, 2003). Pour qu’elle débouche sur une action, une estimation doit passer par le canal de la confiance. Une même évaluation, une même information, recevront donc des traductions décisionnelles différentes. Le cas s’est souvent, trop souvent, vérifié sur les marchés financiers où une déclaration identique des autorités monétaires est susceptible de provoquer des réactions opposées en raison du climat des affaires.
Précisons un peu plus notre définition. Contrairement à une bonne partie de la littérature, nous ne parlerons pas de la confiance dans le seul rapport aux autres ou aux institutions (e.g. Reynaud, 2004 ; Eloi, 2012). Nous suivrons sur ce point Keynes, pour lequel la confiance est un rapport à l’avenir en général. Elle est à la racine émotionnelle d’une anticipation. Les faits, les informations inspirent plus ou moins confiance. Dans son Treatise on Probability, Keynes avait des probabilités une définition philosophique subjectiviste : elles manifestent le degré de confiance dans une conclusion. Or, ces développements ne marquent pas l’époque d’une jeunesse révolue : dans le si crucial chapitre 12 de la Théorie générale, en note de bas de page, la filiation avec sa thèse sur les probabilités est revendiquée haut et fort. La confiance est le degré de vérité subjective d’une anticipation. Plus il est important, plus on se sent en confiance. Elle est le substitut par excellence à une impossible connaissance parfaite. Elle consiste en un mélange d’analyses rationnelles incomplètes dont les trous sont comblés par l’émotion. D’où sa volatilité. La confiance est double : elle est tantôt le sentiment de véracité du présent constaté ou de l’avenir projeté tantôt le sentiment de succès des actions décidées sur la base de ces projections. Elle est l’aliment privilégié des esprits animaux, dont nous avons dit l’importance dans les décisions d’investissement. Moins on dispose d’informations, plus elle est appelée à jouer un rôle majeur. C’est pourquoi elle occupe une telle place dans les décisions d’investissement, productif ou financier. Dans le premier cas, les conséquences des décisions s’étendent dans le futur le plus lointain. Dans le second, il s’agit de prévoir la réaction du public dans une mise en abîme perpétuelle (cf. la métaphore du concours de beauté). Toutefois, on aurait tort de circonscrire son rôle à ces seuls domaines. Car elle peut aussi intervenir dans des décisions plus routinières, comme la demande effective ou les comportements d’offre et de demande de travail. En fait, en tant que soubassement de toute anticipation, on voit mal dans quel champ d’application elle n’interviendrait pas. Sitôt que l’environnement économique, social et/ou politique paraît plus menaçant et incertain, la confiance s’érode. Par contamination, même les décisions les plus usuelles semblent entachées de doute. La surprise s’invite. Le cours ordinaire des décisions est comme suspendu ; une réflexion nouvelle s’y installe, qui montre la fragilité des bases de l’action.
La fluctuation de la confiance s’explique dans ses deux dimensions, collective et individuelle, par le constat d’un écart croissant entre les projections et les réalisations. Mais, une fois propagée et renforcée, elle gagne en profondeur et peut bloquer les décisions sans qu’il soit besoin de remarquer de tels écarts. Les fluctuations de la confiance s’appellent optimisme et pessimisme. De proche en proche, elles altèrent les estimations elles-mêmes. C’est pourquoi nous ne pouvons retenir la définition de Dequech, de laquelle nous sommes partis : la confiance n’est pas seulement la propension à agir sur la base d’une estimation donnée mais aussi la propension à évaluer favorablement les informations à notre disposition dans le cadre de nos évaluations.  Pour autant, il faut bien se garder d’en faire un synonyme d’estimation. La confiance fournit le socle de nos estimations, mais il reste encore à ériger murs porteurs et poutres maîtresses. Nous l’avons signalé, elle n’est pas seulement à la racine émotionnelle de nos anticipations, elle en est aussi le fruit. Nous avons plus ou moins confiance dans nos décisions. Elle est la mesure de la prévisibilité du futur à nos yeux. Elle ne nous dit pas quels éléments intégrer afin d’évaluer un taux de rendement ni comment les intégrer (c’est en cela qu’elle diffère d’une estimation en soi), elle nous dit le poids de ses éléments, leur fiabilité.
Elle est profondément hétérogène. Ce qui inspire confiance à l’un n’inspire pas nécessairement confiance à l’autre. À ce titre, elle dépend des différentes personnalités des agents économiques. Dans ce qui suscite et érode la confiance, certaines informations ont plus de poids que d’autres. La personnalité agit comme filtre et accusateur/atténuateur (elle accuse certains traits ou en atténue la saillance). Sur les marchés financiers par exemple, certains opérateurs se focaliseront plus sur les déclarations de la BCE, d’autres plus sur les chiffres du commerce chinois, d’autres encore sur l’immobilier, etc. En termes de modélisation, la confiance est ce facteur qui convertit une information en action via une évaluation. Elle n’agit pas sur les objectifs, mais, en fonction de ces objectifs, elle affecte tout d’un certain coefficient. C’est comme cela, sans doute, que nous pouvons l’interpréter : un coefficient qui coiffe l’ensemble du modèle. Mais ce coefficient lui-même varie en fonction de la personnalité. Notre intuition est qu’il n’y a pas autant de types de confiance qu’il y a d’individus. Notre thèse vise, entre autres, à dresser une typologie des types de confiance regroupant les agents économiques selon certaines caractéristiques de leurs personnalités importantes en vue de la modélisation. Si l’hétérogénéité peut se traduire, mettons, par sept ou huit façons de réagir à l’incertitude afin d’en tirer une plus ou moins grande confiance, alors la modélisation nous semble possible.
Il y a des effets de seuil. En cas de crise de confiance, il faut beaucoup d’informations favorables pour renverser la vapeur. Inversement, en période d’euphorie, seule une accumulation importante d’éléments défavorables est de nature à susciter la crainte. Ces effets de seuil devront faire l’objet d’études empiriques en vue de leur modélisation.

Conclusion très provisoire

Quoique ce soient toujours les décisions des agents économiques qui soient à l’origine des phénomènes économiques, pour certains d’entre eux, le sens émerge à un autre niveau. Notre typologie des causes possibles d’holisme visait à tenter de clarifier la situation. Elle vaut invitation à considérer très précautionneusement les paramètres micro à inclure dans sa modélisation. Notamment, il s’avère que les comportements en matière de liquidité et d’endettement n’ont pas les impacts macro visés au niveau micro. En temps normal, elles n’ont pas d’incidence mais elles peuvent subitement en revêtir (fuite vers la liquidité, insolvabilité, crise du crédit, etc.). Sans doute peut-on les traiter comme sans influence, sauf une fois franchi un certain seuil.
La réflexion à ce sujet pourra sembler encore par trop embryonnaire. Nous ne sommes pas en mesure de proposer des solutions toutes faites de modélisation à partir de notre typologie. Le rôle précis de la confiance demande des études empiriques plus poussées. Les analyses méthodologiques constituent un préalable indispensable à toute tentative de modélisation. Aussi prions-nous le lecteur de nous excuser de n’avoir pas livré d’examen de tel ou tel modèle. Notre propos se voulait général. Notre espoir est de continuer, dans le futur, à poser quelques jalons sur cette longue route qui mène à une modélisation satisfaisante.

Références

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De Lara P., 2007, « À quoi sert la distinction des causes et des raisons ? », in Leçons de philosophie économique, Alain Leroux & Pierre Livet (dir.), Economica, tome III.
Dequech D., 2003, “Conventional and Unconventional Behavior under Uncertainty”, Journal of Post-Keynesian Economics.
Eloi L., 2012, Economie de la confiance, La Découverte.
Gleick J., 1987, Chaos, Vintage Books.
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Kregel J., 1987, “Rational Spirits and the Post Keynesian Macro Theory of Macroeconomics”, De Economist, 135, 4.
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Le paradoxe de la langue de bois

Paradoxe : la langue de bois ne peut être efficace qu’en étant relativement inefficace ; elle ne peut endormir la méfiance qu’en avivant les soupçons. Une parole habile n’en relève pas, puisqu’elle convainc. La langue de bois est la réaction de défense d’un esprit pris de court par les événements. Son rapport au temps est celui de l’urgence ; il faut parler, sinon gare… Elle est une parole automatique, déjà reçue avant d’être formulée. L’opération consiste à détourner une suspicion particulière, portant sur un objet, vers une suspicion générale, entourant un sujet.

Celui manie la langue de bois est mauvais diplomate. Il ne résout pas les problèmes, il les déplace dans le temps. À l’inverse, le diplomate, s’il a avec lui en commun d’exceller dans l’art du langage doit moins masquer une vérité que lui trouver une expression adéquate. Quand l’un fait du surplace, l’autre se doit d’avancer. Bien sûr, il peut arriver que les deux se rejoignent : en certaines circonstances, l’immobilité est le mouvement le plus judicieux. Il est des conflits qui se dénouent sous l’action du temps. Telle que je l’entends, la diplomatie consiste à trouver les mots pour faire accepter une ou plusieurs vérités et à parvenir à des concessions réciproques afin que les parties à un conflit trouvent une issue à leurs différends. Au contraire, la langue de bois masque la vérité derrière l’écran de fumée dessiné par les mots. Elle temporise, dans l’espoir que le temps amène une solution. Ce faisant, elle finit par dévaloriser toute parole. Elle est violence euphémisée, puisqu’il s’agit de nier une demande ou une indignation. En n’offrant d’autre alternative que celle de la résignation désabusée ou de la révolte, elle permet d’en rejeter la faute sur les autres. Au mieux, elle n’est qu’un billet à ordre maculé, douteux, une option d’achat sur un titre financier louche, dont on se contente faute d’autre chose. Elle ne leurre pas, mais elle apaise, et c’est encore un leurre.

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De la nature de notre constitution

Le chat miaule, la vache meugle et l’homme politique fait l’éloge de la démocratie. Ça ne mange pas de pain et ça tient lieu de réflexion. C’est plus pratique, aussi, pour rejeter les autres cultures. Pourtant, les deux sources de notre constitution sont tout sauf démocratiques. Il n’est pas inutile de rappeler que le fondateur de nos institutions était un nostalgique de la monarchie qui tenait que l’homme ne se passe pas plus de se soumettre à un maître que de boire, manger ou faire l’amour. Seulement un fort héritage libéral est venu faire contrepoids au « sens de l’histoire » de notre grand homme. Voilà les deux sources de la Ve République. Une première, autoritaire, monarchique, tend à assurer la toute-puissance de l’exécutif. Cela implique que l’on vise moins à transformer la société qu’à conserver le pouvoir. Le pouvoir a ceci de terrible qu’il tourne la tête : de tout temps, les hommes sont allés jusqu’au bout de leur pouvoir. L’abus est inscrit en pointillés dans son essence. Comment pourrait-il en être autrement quand on voit l’irresponsabilité quasi-absolue du président, qui n’a eu longtemps à justifier de ses actes ni devant les juges, ni devant le Parlement ni devant les électeurs, en dehors des campagnes électorales. En réalité, le peuple n’est à peu près souverain que trois mois tous les cinq ans. Les changements constitutionnels intervenus ces dernières années ont-ils bouleversé les choses ? En théorie, le président peut maintenant être entendu et condamné pour les actes ne relevant pas de sa fonction. Seulement, il ne peut l’être qu’à la fin de son mandat et à des conditions tellement draconiennes qu’elles reviennent en fait à lui accorder un blanc-seing. Il doit être mis en accusation, pour les actes relevant de sa fonction, à la majorité des deux tiers des deux assemblées. Autrement dit, il ne pourra jamais l’être, même en cas de cohabitation, aucune formation politique, même alliée à d’autres, n’ayant jamais disposé d’une telle assise parlementaire. Pour les actes ne relevant pas de ses fonctions, à l’issue de son mandat, redevenant simple citoyen, il pourra être mis en examen. Maigre consolation.

De toutes les façons, cette question de la toute-puissance de l’exécutif va bien au-delà de l’inviolabilité du chef de l’État. Celui-ci nomme et révoque les ministres à sa guise. Quand cela va mal, il peut faire sauter le fusible du premier d’entre eux. En cas de motion de défiance, c’est bien lui, et lui seul, qui est démis. Le président est intouchable. Même si les lignes ont un peu bougé dans le sens d’un accroissement des prérogatives du Parlement (ordre du jour fixé maintenant pour moitié par les députés, présidence de la commission des finances attribuée à un membre de l’opposition), il ne faut pas se leurrer. D’abord, le chef de l’État reste chef du principal parti de l’heure. Ses députés lui doivent leur élection, passée et future. S’il leur venait l’envie de fronder, le président dispose, via son gouvernement, de tout un arsenal de mesures, du vote bloqué à l’adoption automatique d’un texte (sauf à ce qu’une majorité se dessine pour renverser le gouvernement, ce qui n’est presque jamais arrivé !). Ajoutons à cela les pouvoirs propres du président, menace de dissolution (malgré le ridicule précédent chiraquien), et pleins pouvoirs de l’article 16, dont il se saisit de son gré, sans contrainte autre que celle de sa fantaisie.

La source libérale aristocratique de notre constitution vise la division du législatif. Il faut en revenir à Montesquieu, qui est le principal inspirateur de la tradition politique libérale. Que nous dit-il, le brave homme ? Que des individus se distinguent par leur naissance, leurs richesses et leurs honneurs, ce sont les nobles, et qu’il serait pour eux catastrophiques de se mêler aux autres hommes. Et pour cause : ils pourraient être dépossédés d’une partie de leur fortune, fortune qu’il tirent de leur naissance et de leur rang. Le régime idéal qu’il décrit n’est pas du tout démocratique. Il vise la domination de l’aristocratie. Son raisonnement est le suivant : si l’on accorde des prérogatives équivalentes au monarque, titulaire de l’exécutif, au peuple et aux nobles, comme les deux premiers sont appelés, par nature, à s’opposer, cela fait des troisièmes les arbitres et les détenteurs réels du pouvoir. Donc si l’on divise le législatif entre une assemblée nationale, représentative du peuple, et un Sénat, représentatif de l’aristocratie, les nobles domineront. Dès lors, l’objectif primordial des institutions devient la conservation des privilèges de la minorité, pas la rupture.

On le voit, des trois sources traditionnelles du pouvoir, notre constitution ne s’est pas alimentée à la démocratie. Jusqu’au siècle de Montesquieu, les philosophes tenaient l’élection pour le principe aristocratique par excellence ; il s’agissait d’un simple mode de désignation des meilleurs. Au lieu de la naissance, l’adoubement par le vote. Mais, là encore, il ne faut pas se leurrer : les classes populaires sont quasiment absentes des assemblées et, plus encore, des ministères. Quant au référendum, il se confond sous la Ve République avec le plébiscite. Il s’agit moins de se prononcer sur un texte que sur un homme. Ce que vise le chef de l’État est un regain de légitimité. À l’occasion, d’ailleurs, il peut se moquer très tranquillement du peuple en entérinant en catimini, par voie parlementaire, un texte que les électeurs avaient rejeté par référendum (toute ressemblance avec un certain traité constitutionnel européen largement refusé en 2005 avant d’être adopté par le Parlement deux ans plus tard sous le nom de Traité de Lisbonne étant naturellement tout à fait fortuite).

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Le libéralisme est un essentialisme

La mondialisation libérale implique, à terme, de reléguer les classes populaires aux marges de la société. Le « trickle-down » cher aux anglo-saxons, selon lequel toute richesse jaillirait du haut de la pyramide sociale pour ruisseler jusqu’à la base, est un mirage. Sur les quinze dernières années, le salaire médian a baissé aux États-Unis ; quant au salaire minimum, il a reculé de plus de 15 % en trois décennies. Si la situation est moins dramatique dans notre pays, de très nombreux individus n’ont pas vu leur horizon s’éclaircir. Le revenu médian a pour sa part peu ou prou stagné en 15 ans, surtout si l’on tient compte du fait que les dépenses de logement sont mal intégrées dans l’indice des prix à la consommation, qui sert à « déflater » les revenus courants pour les transformer en revenus constants, gage d’une comparaison d’année en année. Nous avons maintenant le recul autorisé par trois décennies d’expérimentation libérale. Et le résultat est sans appel : les classes populaires des pays riches sont les laissées-pour-compte de la mondialisation.

En fait, l’idéologie libérale est, quoiqu’on en dise, solidaire d’une vision essentialiste, c’est-à-dire raciste, des choses. Elle fonctionne à la manière du discours religieux, avec ses dogmes et ses tabous. Puisque le libre jeu des forces du marché apporte le bonheur, ses défaillances sont à imputer aux insuffisances des individus qui en sont les victimes. Donc si trois décennies de thérapies libérales entraînent dans leur sillage chômage et exclusion, c’est-à-dire, in fine, insécurité (rappelons que plus de la moitié des entrants en prison était sans emploi au moment de l’inculpation) on va en occulter les causes sociales et se contenter de ne présenter que des faits, accréditant en douce l’idée que le crime dérive de la nature immuable du criminel – de couleur, de préférence.

En inclinant à ne voir que des individus là où jouent les mécanismes sociaux, le libéralisme enferme chacun dans une assignation identitaire : ce seraient ainsi les différences de caractère qui expliqueraient (presque) tout, de l’éclatante réussite du self-made man au chômage de longue durée du fainéant qui se goberge sur les allocations et autres revenus d’assistance. Le système s’efface devant les fraudes, et la main invisible devant les responsabilités individuelles. Dans le discours moralisateur qui a imprégné les consciences et les discours, soit l’on considère que la victime n’a que ce qu’elle mérite, au besoin en mobilisant les images les plus éculées (les cigales contre les fourmis, les fainéants contre les bosseurs, etc.) soit l’on pointe du doigt les manipulations et la folie des grandeurs des financiers – toujours des individus, presque jamais des mécanismes économiques. Ce faisant, on s’interdit de remédier aux causes profondes de la crise.

Si l’explication en termes de différences ou de responsabilités individuelles tourne court, ce n’est pas parce que les individus sont démunis ou que leur action (ou leur inaction) ne change rien à leur sort. C’est en raison d’un autre phénomène : la disjonction de la micro et de la macroéconomie. Au niveau micro du chômeur, c’est bien l’ardeur et l’énergie qu’il mobilise qui, toutes choses égales par ailleurs, peuvent faire la différence et lui permettre de décrocher un emploi par rapport à son voisin. Pourtant, au niveau  macro du pays, cela ne change rien. Pour le comprendre, un détour par une métaphore s’impose. Imaginez un énorme train susceptible de contenir au maximum 22 millions de passagers. S’il y a 25 millions de personnes qui veulent emprunter ce train, il restera toujours à quai 3 millions de malheureux. À l’échelle individuelle, la rapidité et la détermination permettent de sauter dans le wagon. Mais, quoiqu’il arrive, cela n’exerce pas d’influence sur le fait que la capacité maximale du train est de 22 millions de passagers. Même si les 25 millions d’individus voulaient à toute force entrer, quitte à grimper sur les épaules de leurs voisins, cela ne changerait rien. Remplacez maintenant train par « marché du travail » et passagers par « demandeurs d’emploi ». Pour que la volonté individuelle puisse infléchir le cours des choses, il faudrait qu’il y ait plus de 3 millions de personnes qui ne veulent absolument pas pénétrer dans un wagon ; dans ce cas-là, et ce cas-là seulement, les inciter ou les contraindre à manifester plus d’envie aurait un effet. Mais on peut douter très fortement que cela soit bien le cas, dans un pays où 40 % des chômeurs ne touchent ni allocation ni RSA, notamment parce que le gros des bataillons a moins de 25 ans, condition presque sine qua non pour toucher le remplaçant du RMI. Ce n’est donc pas le « confort » des « généreuses » dotations dont ils jouissent qui explique leur chômage. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des gens démotivés. Combien ils sont, cela est difficile à dire. Je nie carrément qu’ils puissent être seulement proches de 3 millions, donc que cela ait le moindre impact sur le chômage. Au reste, ces vingt dernières années, l’écart entre revenus du travail et revenus du non-travail a été systématiquement augmenté. L’effet sur l’emploi a été minime. En s’obstinant à ignorer les faits, le libéralisme rend les individus responsables de leur destin. Loin de le libérer de ses entraves, il voudrait lui faire aimer ses chaînes et lui apprendre à se résigner. De là à croire qu’il pourrait être promu par les classes sociales dominantes pour cette raison même…

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Science-fiction et fantasy doivent encore trouver leur Yourcenar et leur Dagerman

Pourquoi le genre continue-t-il de passer pour mineur ?

Science-fiction et fantasy ont le désavantage de leur avantage : leurs histoires se déroulent dans un monde plus ou moins imaginaire. De là une nécessité accrue de convaincre. L’univers doit être rendu palpable. Là où un roman classique peut se contenter d’allusions ou de formules ramassées, du type « la froide ardeur de la Réforme » (dixit Yourcenar), car elles se réfèrent à des choses largement connaissables à défaut d’être connues de tous, science-fiction et fantasy obligent à de plus longues descriptions du fait que lieux actuels et personnages historiques ne sont connus que de l’écrivain seul. Un auteur se donnera alors pour maxime celle de Flaubert : « pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles »…

Seulement, cette nécessité va à l’encontre du principe d’économie qui est la définition même du style. Dire le plus avec le moins de mots : ainsi pourrait-il s’énoncer.

Si les deux genres passent pour mineurs, c’est sans doute en grande partie à cause de cette tension entre nécessité de prodigalité descriptive et principe d’économie.

Presque tous les ouvrages considérés comme des chefs d’œuvre donnent ainsi dans la longueur immersive, du Seigneur des anneaux au cycle de Dune. Las, dès que les auteurs ont moins de talent ou moins de temps à consacrer à élaborer des univers fouillés, le résultat laisse facilement un goût d’inachevé. L’histoire sera désincarnée. Cela était le cas pour Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong, analysé dans un billet précédent. Ça l’est également, par exemple, de Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski. Voilà un auteur raisonnablement doué, possédant plutôt le sens de la formule, aux phrases bien rythmées et au style truculent. En près de 1 000 pages, il réussit pourtant l’exploit de ne développer à peu près bien qu’un seul personnage, le héros, Benvenuto Gesufal – et encore faut-il n’être pas trop exigeant, car en fait d’épaisseur, nous avons surtout droit à de longs soliloques intérieurs, plus ou moins dépouillés de tout ancrage environnemental, dont la fonction est de faire progresser l’intrigue. Le monde, lui, est à peine esquissé. Car Jaworski use en fait d’un truc : l’assimilation implicite des royaumes fictifs à des puissances réellement existantes de l’époque de la Renaissance. On devine que derrière Ciudalia se cache Venise, derrière Ressine l’empire Ottoman, les Marches franches n’étant elles qu’un déguisement pour la France. Mais cette identification ne saurait suffire. L’auteur compense le manque de chair par un lyrisme qui vire souvent à l’emphase : « Et au détour du bois, une immensité océane éploya son vertige devant nous, dessinant le tronc des arbres avec une netteté marine ». L’océan peut donc être marin. Cela vaut bien un vertige.

Du coup, en versant dans la prodigalité descriptive, le danger est d’achopper sur des clichés. En littérature comme en sciences sociales, le cliché est le repos de l’imagination harassée, la suspension de l’intelligence. Du fait que la fantasy est plus exigeante, la tentation de la facilité sera plus fréquente : la foule bigarrée se pressera dans les rues qui s’étirent devant la dentelle des remparts. Bâillement. Et quand le cliché rejoint l’emphase, on ne sait plus très bien si l’on doit en rire ou s’énerver : « les derniers accords abandonnèrent le public dans un état de suspension, vacillant dans un abîme solaire ».

Les exigences sont telles que les auteurs auront tendance à se focaliser sur l’intrigue ou l’originalité des idées au détriment du reste. Voyant cela, les individus à la sensibilité la plus exquise et au don d’observation le plus aigu délaisseront ce genre – ou ne s’y risqueront qu’à la marge – afin se consacrer à la « grande » littérature, celle pour qui les personnages ne sont pas des diffuseurs d’ambiance ou des prétextes à intrigues mais la matière même de la geste artistique. Il manque à la fantasy ou à la science-fiction une Yourcenar ou un Dagerman. Le jour où cette espèce rare d’individus parviendra à surmonter sa répugnance, le genre y gagnera ses lettres de noblesse. Pour l’instant, son titre n’est que viager ; il attend les esprits dangereux, insatiables, jamais en repos, qui veulent capturer dans leurs écrits la beauté du monde. Le véritable écrivain est celui qui a besoin de trois mots pour décrire une scène qui demanderait trois lignes à un autre. L’économie du style n’est pas affaire de syntaxe correcte ni de phrases courtes. Un Dumas ou un Constant maltraitent la langue, et Proust n’est pas connu pour sa prose sèche. Quand Sandor Marai évoque, dans Les Confessions d’un bourgeois, cet Allemand qui « aspire à l’ordre comme un enfant aspire à devenir adulte » il dit une foule de choses remarquables ; il désigne un mélange d’impatience fébrile, de frustration plus ou moins vive, d’impuissance face à un but tellement lointain et abstrait qu’il en paraît inaccessible ; plus subtilement, il indique aussi que l’objectif ne correspond pas à son moi profond puisque, une fois adulte, on regrette l’enfance ; il y a dans cette aspiration une insouciance et une immaturité dont il ne pourrait que se plaindre s’il avait conscience de ce que, en vérité, il appelle de ses vœux. Tout cela, il le dit en moins d’une ligne. Ou bien, déroulant ses souvenirs, il a cette formule frappante : sa famille « allait à l’église comme à un institut de désinfection spirituelle ». La justesse d’un style se remarque à ce qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter un mot et pas possible d’en retrancher un seul. Quant à lui, Jaworski s’étourdit de son « talent » ; il se regarde écrire comme d’autres s’écoutent parler. Dès la première page, le ton est donné. « Mon dernier repas, arrosé de piquette, a jailli hors de mes lèvres. Il a suivi une trajectoire fétide avant de se perdre dans l’écume et les vagues ». Qu’apporte l’épithète « fétide » ? Je ne sache pas que le vomi soit ragoûtant pour qui que ce soit. Seulement, le terme est « joli », ça fait chic. Jaworski empile les mots dans l’espoir que cela fasse de « l’effet ». Le mot « trajectoire » n’apporte pas plus. On se doute bien que, s’il se perd dans l’écume et les vagues, il a dû suivre une trajectoire ! Au lieu de deux phrases, il en aurait fallu une seule : « Mon dernier repas, arrosé de piquette, a jailli hors de mes lèvres pour se perdre dans l’écume et les vagues ».

Au moment de conclure ce billet, je dois avouer mon insatisfaction. J’ai bien conscience de donner l’impression, terriblement horripilante, d’être un donneur de leçons (« Voilà ce que Jaworski aurait dû faire, etc. »). Rien n’est pourtant plus étranger à mes intentions. Si j’ai analysé un peu dans le détail son ouvrage, c’était seulement dans le but d’illustrer mon propos, qui portait sur un genre littéraire. À ce titre, Jaworski m’importe aussi peu que ma première chaussette. Lui ou un autre, les travers sont peu ou prou les mêmes. Au reste, et ceci n’est pas une clause de style, ainsi que je l’ai signalé, je lui reconnais un certain talent. Mais ses insuffisances me semblent être celles de tout un genre et c’est pour cette unique raison que je l’ai donné en exemple. Enfin, je m’en voudrais de laisser penser que je dénigre la fantasy et la science-fiction. Au contraire, mon exigence croît en proportion de ma sensibilité aux mondes imaginaires. Qui aime bien châtie bien serine l’adage, et dans mon cas c’est vrai. C’est parce que je porte le genre aux nues que je supporte difficilement de le voir végéter. Et puis, pas tous les livres ne sont au même niveau. Je continue de tenir le cycle de Dune en haute estime. Souffle épique, ampleur philosophique, réussite des dialogues, communion intime avec les personnages, ses qualités sont nombreuses. Malgré cela, il demeure un cran en dessous des meilleures œuvres ayant pour cadre le monde réel. Heureux jour que celui où la finesse d’un Dagerman s’alliera à la créativité d’un Frank Herbert ! Ce jour-là, le genre aura conquis sa pleine place au soleil littéraire.

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La quadrature du FOG

L’esprit humain aime à repousser ses limites. En sciences, la théorie des cordes, le boson de Higgs, l’antimatière défient l’entendement. En mathématiques, on a été jusqu’à inventer les nombres imaginaires pour tenir en haleine la volonté de conquête. Pas en reste sur ce chapitre, l’histoire de la philosophie est celle de ses paradoxes, de ceux de Zenon et Epiménide à ceux de Moore et Russell. Dorénavant, il faudra ajouter à cette glorieuse famille la quadrature du FOG, alias Franz-Olivier Giesbert, à moins que ce ne soit l’inverse, on ne sait plus très bien : plus on le lit, moins on y voit clair. Sans doute l’énigme qu’il nous propose résistera-t-elle aux siècles et dans mille ans les savants les plus éminents se pencheront encore avec un air désemparé sur son cas.

Prenons son dernier ouvrage, Le Président, un petit bijou métaphysique qui nous offre une langoureuse méditation sur la fragilité de la pensée. Le sujet officiel – le sarkozysme en ses ires et délires – importe peu car il s’agit avant tout d’égarer le lecteur dans une galerie de miroirs rationnels dont il ne pourra plus s’extraire indemne. D’ailleurs, à ce propos, un premier paradoxe s’esquisse : très rapidement, on comprend que le biographe ne peut parler de son sujet sans parler de lui, si bien que, au fil des pages, on ne sait plus de qui la vie nous est narrée. Je ne peux être moi sans lui, ni lui moi sans lui ; moi sans lui c’est un peu lui sans moi. C’est bien le lui qui est en moi qui fait le moi qui est en lui. Cela soulève l’angoissante question : comment être moi sans être lui qui est moi, qui suis moi sans être lui tout en l’étant ? On en a la tête qui tourne.

Avec une telle entrée en matière, le ton est donné. Un deuxième paradoxe surgit, propre à susciter la plus grande perplexité philosophique. La proximité avec les hommes politiques est une exigence de la profession journalistique, clame FOG. Sans elle, on ne peut connaître son sujet. Dans le texte, cela donne : « J’ai toujours été un journaliste connivent. La chose est assez mal vue par une partie de ma profession qui pense que, pour bien connaître la classe politique, il vaut mieux ne pas la fréquenter : cette école, qui a ses fidèles, préfère éditorialiser en chambre plutôt que de se laisser corrompre ou même distraire par la réalité. C’est moins dérangeant. » Seule la connivence, donc, permet d’accéder au réel. Elle autorise l’interrogation au plus intime, le suivi quotidien, l’analyse de terrain. Si vous n’êtes pas régulièrement invité par Sarkozy à boire du Coca-Cola Light et à manger des Snickers, vous ne pouvez pas le connaître. Ainsi vont les affaires de l’État. Pourtant, ce théorème de la connivence voisine avec celui de l’inanité de la connivence. Le théorème et sa négation sont simultanément valides. Abîme métaphysique. Désarroi de la pensée. « Je n’ai jamais prisé les entretiens avec les chefs d’État : j’en suis généralement rentré bredouille. […] Ces gens-là s’écoutent parler en prenant la pose devant leurs conseillers pâmés. [… Sarkozy] ne raconte rien. Spécialisé dans le registre saoulant de l’autojustification et de l’autocélébration, il ne cherche qu’à convaincre et c’est toujours le même disque. » Quelle peut bien être, alors, l’utilité de la connivence ? Mystère. Cette quadrature du FOG est en attente du futur Wittgenstein pour sa résolution.

Le troisième théorème est énoncé de façon limpide. « Notre métier consiste, pour l’essentiel, à expliquer aux autres des choses que l’on ne comprend pas soi-même. Il ne faut simplement pas hésiter à se contredire du tout au tout. Vérité un jour, erreur le lendemain. » Dans ce monde de ténèbres où l’homme avance à tâtons, la vérité n’est qu’une illusion de plus. Dire tout et son contraire, voilà le métier de journaliste ! Varier au gré du souffle de l’histoire, ne répondre de rien puisqu’il n’y a rien à répondre… Le paradoxe philosophique met en lumière la fragilité de nos raisonnements : qu’est-ce qu’une explication de ce que l’on ne comprend pas ? Ainsi donc, le rôle du journaliste est de parler d’économie alors qu’il n’y connaît rien, d’islam alors qu’il ne sait pas différencier le sunnisme du chiisme, de politique alors que l’histoire de nos institutions lui est étrangère… On est tous un peu journalistes, alors… Ce paradoxe en débouche sur d’autres, dans une réverbération infinie… La différence entre un journaliste et un quidam est donc, à suivre FOG, que le premier est payé pour les conneries qu’il exprime. Quand il voit du sang couler, le journaliste pourra affirmer qu’il s’agissait de gelée de groseilles. Un jour, il pointait les dangers du capitalisme financiarisé, le lendemain il fustigera l’État et ses déficits. Que ce dernier soit intervenu pour remédier aux dysfonctionnements dudit capitalisme le laissera de marbre, puisqu’il ne faut pas hésiter à se contredire du tout au tout. Sans la moindre tâche de remords, bien évidemment. Les mauvaises langues persiffleront : FOG impute à son métier ce qui relève de ses propres insuffisances… Non, les mauvaises langues exagèrent vraiment… On peut tout à fait expliquer des choses dont on ne comprend pas le premier mot : je n’ai rien entravé au bouquin de FOG ; cela ne m’a pas empêché d’écrire ce billet…

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LIbéralismes politique et économique : convergences et divergences

C’est connu, les mots tendent des pièges. Michéa s’est pris les pieds dedans au sujet du libéralisme (cf. mon billet précédent). Deux familles de pensée s’en réclament, et il est tentant de voir dans l’un la déclinaison économique de l’autre, fondamentalement politique. Pourtant, on peut être libéral (politiquement) sans être libéral (économiquement). Car, par-delà les convergences, réelles, unissant les deux doctrines, les divergences sont fortes.

Les deux chantent l’éloge de l’individu et entendent limiter l’immixtion de l’État. Mais, là où le libéralisme politique naît d’une méfiance envers le pouvoir, le libéralisme économique lui fait confiance. La différence est de taille. Tout pouvoir corrompt est, en substance, le message fondamental de la branche politique du libéralisme. C’est pourquoi il faut non seulement accorder des droits à chaque individu de manière inconditionnelle mais aussi organiser le pouvoir administratif de telle sorte à ce qu’il ne puisse en être abusé. Puisque l’on ne peut se passer d’un État, autant essayer d’en contenir les débordements potentiels ; de tels débordements ne viennent pas de la nature juridique, publique ou privée, de leur auteur mais d’une caractéristique immuable de la nature humaine. Le pouvoir tourne la tête. Avec lui, les principes moraux tendent à s’envoler. Aussi ferme soit la résolution, aussi vertueux soit son titulaire, la pente est raide, et tous viennent y glisser tôt ou tard. La réflexion libérale tire son essence d’un profond pessimisme.

Par où elle contraste nettement avec la branche économique du libéralisme qui est, elle, toute d’optimisme. Faites confiance aux acteurs économiques ! Laissez-faire, laissez-passer ! est son injonction permanente. Si on laisse faire les titulaires du pouvoir économique, les capitalistes, on ira vers le bien commun, l’optimum social. Dans ce domaine, il n’y a pas, comme en politique, de freins et de contrepoids. D’équilibre des pouvoirs, il ne saurait être question, puisque la concurrence qui, on le sait, est féroce, est exaltée. Le déséquilibre est ainsi la juste sanction de la dynamique concurrentielle. Toute distorsion apportée à la saine et sainte compétition est dénoncée. Et, pour cela, le droit est indispensable. Là se limite son intervention : donner forme aux échanges marchands.

Comment franchir le gouffre entre ces deux libéralismes ? En réfléchissant aux moyens de la liberté : les fruits de son travail, les possessions terrestres. Nul, mieux que moi, n’est en mesure d’affirmer ce qui est bon pour moi, clamera fièrement un libéral. Il s’ensuit qu’il faut me laisser maître de disposer de mes biens à mon loisir. L’adhésion simultanée aux deux doctrines se paye au prix de l’oubli. Car, alors, la méfiance s’est dissipée et changée en confiance sous prétexte que je suis détenteur du pouvoir économique. Mais, là aussi le pouvoir corrompt : thésaurisation et spéculation et leurs corollaires, pauvreté et chômage, sont la rançon inévitable du libéralisme sans frein. On pourra connaître de brèves périodes d’euphorie collective qui font illusion, mais le lendemain du krach, la gueule de bois viendra frapper à grands coups. Au nom même des principes du libéralisme politique, il convient de museler le libéralisme économique, bref de réguler fortement et continûment. Ici pas plus qu’ailleurs on ne peut faire confiance aux individus, sinon en enserrant leurs pouvoirs dans un système de freins et contrepoids qui, dans le domaine économique, ont nom « redistribution fiscale », « protection sociale », « service public » et « réglementation ».

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Michéa : l’empire du moindre mal théorique…

Michéa est philosophe. Michéa est radical. Il déteste le libéralisme sous toutes ses formes. Et il le dit haut et fort. Dans L’Empire du moindre mal, paru en 2007, il propose une thèse bouleversante : le libéralisme est un ; ses variantes économique, l’exaltation du marché libre et sans entraves, et politique, l’individu-roi, sont deux déclinaisons d’une même logique. Obsédés par les guerres intestines qui ravagèrent l’Europe aux xviie et xviiie siècles, ses créateurs auraient voulu promouvoir une société du moindre mal, une société expurgée de toute « tentation morale » à l’origine des conflits qui ensanglantèrent alors la chrétienté. En s’en remettant à des mécanismes anonymes, sans sujet, réglant l’ordre social selon les rouages de la nécessité, sous les figures jumelles du Droit et du Marché, le libéralisme se démarquerait de l’humanisme de la Renaissance. Par là se résoudrait son « aporie constitutive » : il permettrait de concilier libération de tout frein moral (Droit) et bien commun (Marché, main invisible oblige). Sous couvert d’élever l’homme, il s’en ferait le fossoyeur, car ce sont bien les élans du cœur, l’honnêteté, la solidarité, le respect et la vertu, résumés sous le vocable orwellien de « décence commune », qui seraient le véritable creuset de la vie en commun. Voué à la poursuite sans relâche de ses seuls intérêts, n’ayant d’autre aiguillon que celui de ses désirs, l’individu se placerait au centre d’un tissu social aux mailles très lâches. « Ramené à ses principes essentiels, le libéralisme se présente donc comme le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et l’Économie le contenu ». Il n’y aurait ainsi pas à opposer un bon libéralisme, moral, culturel et politique, à un mauvais libéralisme, économique puisque les deux constitueraient l’avers et le revers d’une même médaille. D’où les errances d’une certaine gauche qui, incapable de penser adéquatement la rupture avec l’ordre établi, ne représenterait que le flanc gauche du capitalisme mondialisé.

Michéa jouit d’un succès d’estime à droite comme à gauche. Pourtant, il n’est tendre avec personne. Cela ne l’empêche nullement, bien entendu, de débattre avec ces sommités intellectuelles que les siècles à venir nous envient, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner. Il reproche à l’extrême gauche son adhésion au déterminisme, qui tend à faire passer au second plan la morale, sinon à l’exclure tout à fait de ses analyses. Il brocarde la droite pour son acceptation complaisante du règne de la marchandise. Le tout sur fond de critique farouche et sans concession sur les droits de l’homme. Inédit, vraiment…

L’argumentation est habile, et en impose aux personnes en manque de radicalité peu versées dans les subtilités philosophiques et économiques. Après quelques réserves et précautions de pure forme, il opère par glissements successifs. Dans la cave à distiller de son esprit, il prétend extraire la logique, l’essence même du libéralisme. Il part de l’intention de ses zélateurs – pacifier la société. Puis, en douce, il ajoute « à tout prix ». Ni vu ni connu j’tembrouille, quelques phrases plus loin cela devient « méfiance envers ses semblables ». Par un dernier tour de passe-passe, on aboutit à l’exhortation à l’égoïsme et à se dépouiller de tout jugement moral. Il prépare le terrain à l’acceptation sans surprise de sa thèse surprenante. À tout prix : rien de tel que cette expression pour signaler une volonté louche et disqualifier une pensée sans avoir l’air d’y toucher. Vraiment, vouloir à tout prix la paix, au prix même de ce qui fonde notre commune humanité, c’est très pervers, vous ne croyez pas ? Avec cela, les références de Michéa sont hautement sélectives. Dans son versant politique, le libéralisme se réduit à l’équation Hobbes + Constant, dans son versant économique à Mandeville + Bastiat + Friedman. Cela fait tout de même léger. Rien de grave, puisque ses intentions proclamées consistent moins à se pencher sur les textes qu’à en extraire en toute liberté une logique. Il suffit d’avancer, péremptoire, que Bastiat a saisi mieux que quiconque l’essence profonde du libéralisme pour se dispenser de toute preuve et faire comme si une doctrine complexe se résumait ou s’incarnait dans la pensée d’un seul homme. C’est pas bête du tout ça ! Cela permet de jouer sur deux tableaux : feindre la profondeur et l’érudition, sur le mode du « attention ! J’en ai sous le coude ! Je pourrais vous en citer des douzaines des auteurs, mais personne n’a exprimé mieux que celui-ci, etc. », tout en s’autorisant la superficialité la plus crasse et la paresse intellectuelle la plus indigne. Les références sont autant de totems effrayants sur le cheminement de sa démonstration. C’est un peu la version gros bras du gamin qui vous dit « tare ta gueule à la récré si tu m’files pas tes bons becs ! » Ça roule des mécaniques, mais ça n’impressionne que pour autant que l’on souhaite se laisser berner.

Pour ceux qui auraient la chance de ne pas les connaître, Bastiat et Friedman constituent des variantes extrêmes du libéralisme ; ils en sont même un peu caricaturaux. Prétendre « le libéralisme, c’est eux » est tout aussi justifié que de dire « la musique, c’est Justin Timberlake et Benny Benassi ». La doctrine est bien plus hétérogène que ce qu’assène Michéa. Non, il n’entend pas expulser la tentation morale de l’individu, ni même l’empêcher de se sacrifier pour une cause qui lui semblerait juste, mais simplement de faire en sorte qu’il ne suive d’autre objectif que celui qu’il se donne librement, par opposition à un objectif ou une injonction venue de l’extérieur. Or, cet objectif peut très bien être moral ; le théoricien se garde bien de le définir. Ce que l’on appelle son « utilité » dans les modèles à forte abstraction mathématique des libéraux (ce que l’on pourrait appeler alternativement sa « satisfaction » ou ses « préférences ») peut prendre n’importe quelle forme ! D’ailleurs, les libéraux (économistes) réellement existants, d’Alvin Roth à Ernst Fehr, ont depuis belle lurette fait des sentiments de confiance et comportements de réciprocité la pierre angulaire de leurs élucubrations théoriques. Mais pour savoir cela, il est vrai, il faudrait les lire. Heureusement, Bastiat a, une fois pour toutes, dispensé les penseurs sérieux de cette peine.

Au surplus, nombre de théories libérales ne sont qu’habillage scientifique apporté à des préjugés moraux conservateurs : les divagations théoriques sur les « passagers clandestins » (nom respectable donné aux « parasites »), les insiders face aux outsiders, la désincitation à l’emploi que constituerait l’allocation-chômage et autres « arguments » sur le biais inflationniste d’hommes politiques naturellement portés à la démagogie, plus soucieux de leur réélection que du bien-être de la population, etc. sont là pour le rappeler. En poussant même un tout petit peu le bouchon, on pourrait voir dans le libéralisme la caution respectable apportée à la morale traditionnelle, que ne désavouerait pas cette « décence commune » portée aux nues par Michéa à la suite de Saint-Orwell.

Quant au libéralisme politique, on pourrait affirmer qu’il en est des arguments de Michéa comme de ces films qui annoncent, en préambule, que « toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels ou ayant réellement existé, etc. » Jamais on ne vit baudruche aussi gonflée d’air. Aucun des grands théoriciens du droit n’est discuté, de Kelsen à Villey. D’ailleurs, la majuscule au mot « droit » devrait suffire à faire pouffer de rire tout étudiant en première année. De fait, rares sont les normes qui ne fassent débat ; la jurisprudence elle-même est une longue litanie de reniements et de remaniements. Il n’a jamais été postulé que le droit présentait un caractère non problématique. Voulant à toute force le présenter sous un jour absolu et mécanique, simple reflet positiviste des rapports de force, Michéa méconnaît tout des grandes controverses qui opposent, notamment, positivistes et jusnaturalistes. Cela l’autorise alors, à brocarder les droits de l’homme au motif qu’ils incitent à la multiplication infinie et indéfinie des revendications nombrilistes, sans apercevoir la contradiction et sans se demander si cette tension entre ces deux grandes doctrines ne traverse pas le libéralisme lui-même. Le ramener au seul Hobbes revient à passer sous silence que nombre de libéraux sont, à l’inverse de ce dernier qui était un partisan de la monarchie, de fervents démocrates. Libéralisme et démocratie ne font pas toujours bon ménage, et la ligne de fracture partage le camp honni en deux.

Que les frontières du droit soient mouvantes fait peu de doute. Que cela soit nécessairement la marque d’une faiblesse congénitale est plus que douteux, car il faut une part de flou et d’indétermination pour s’adapter à la très grande diversité des circonstances. Wittgenstein l’avait bien vu : une règle ne peut ressembler à des rails posés à l’infini, sur lesquels faire rouler le train de ses pensées finies. En revanche, asséner en guise de démonstration que la « décence commune » est transparente, universelle, anhistorique, et non-contradictoire relève de l’escroquerie. D’une part, même les positivistes les plus obtus conviennent que le principe premier de tout édifice juridique, ne pouvant être posé, ne peut être que supposé, si bien que cette fameuse décence est tout à fait susceptible d’être la source de cette inspiration. D’autre part, il existe une hiérarchie normative. Certains principes sont plus forts que d’autres. Il n’est donc absolument pas certain que cela conduise forcément à des revendications tous azimuts, et d’autant moins que, au sein même des normes placées tout en haut, celles inscrites dans la Constitution, il semblerait que certaines aient plus de poids. Enfin, la morale a, historiquement parlant, souvent fait partie de l’arsenal juridique des démocraties libérales ; la loi vient sanctionner les manquements à la décence commune, du vol au viol. (D’ailleurs, condamnation de l’adultère mise à part, cette décence ressemble furieusement aux droits de l’homme si décriés…) Croire que les principes moraux n’ont jamais de géométrie variable ou ne puissent faire l’objet de débats laisse sans voix. On se dit que l’auteur de ce dispensable essai doit habiter une autre planète…

Non, le libéralisme économique est critiquable pour de tout autres raisons : il détruit la planète, prospère sur les inégalités et est impuissant à donner une occupation décente à tous. Quant à son confrère politique, visant une limitation du pouvoir, il forme avec le principe démocratique, exaltant lui une libération du pouvoir en vue d’altérer le cours des choses, une tension fondatrice qui ne peut pas ne pas traverser tout projet de transformation radicale de la société.

« Michéa l’inclassable », clame le bandeau publicitaire. Il exagère, bien sûr, puisque sa vocation est de faire vendre. Classable, il l’est en fait tout à fait : Michéa, un escroc ignare.

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