Michéa : l’empire du moindre mal théorique…

Michéa est philosophe. Michéa est radical. Il déteste le libéralisme sous toutes ses formes. Et il le dit haut et fort. Dans L’Empire du moindre mal, paru en 2007, il propose une thèse bouleversante : le libéralisme est un ; ses variantes économique, l’exaltation du marché libre et sans entraves, et politique, l’individu-roi, sont deux déclinaisons d’une même logique. Obsédés par les guerres intestines qui ravagèrent l’Europe aux xviie et xviiie siècles, ses créateurs auraient voulu promouvoir une société du moindre mal, une société expurgée de toute « tentation morale » à l’origine des conflits qui ensanglantèrent alors la chrétienté. En s’en remettant à des mécanismes anonymes, sans sujet, réglant l’ordre social selon les rouages de la nécessité, sous les figures jumelles du Droit et du Marché, le libéralisme se démarquerait de l’humanisme de la Renaissance. Par là se résoudrait son « aporie constitutive » : il permettrait de concilier libération de tout frein moral (Droit) et bien commun (Marché, main invisible oblige). Sous couvert d’élever l’homme, il s’en ferait le fossoyeur, car ce sont bien les élans du cœur, l’honnêteté, la solidarité, le respect et la vertu, résumés sous le vocable orwellien de « décence commune », qui seraient le véritable creuset de la vie en commun. Voué à la poursuite sans relâche de ses seuls intérêts, n’ayant d’autre aiguillon que celui de ses désirs, l’individu se placerait au centre d’un tissu social aux mailles très lâches. « Ramené à ses principes essentiels, le libéralisme se présente donc comme le projet d’une société minimale dont le Droit définirait la forme et l’Économie le contenu ». Il n’y aurait ainsi pas à opposer un bon libéralisme, moral, culturel et politique, à un mauvais libéralisme, économique puisque les deux constitueraient l’avers et le revers d’une même médaille. D’où les errances d’une certaine gauche qui, incapable de penser adéquatement la rupture avec l’ordre établi, ne représenterait que le flanc gauche du capitalisme mondialisé.

Michéa jouit d’un succès d’estime à droite comme à gauche. Pourtant, il n’est tendre avec personne. Cela ne l’empêche nullement, bien entendu, de débattre avec ces sommités intellectuelles que les siècles à venir nous envient, Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner. Il reproche à l’extrême gauche son adhésion au déterminisme, qui tend à faire passer au second plan la morale, sinon à l’exclure tout à fait de ses analyses. Il brocarde la droite pour son acceptation complaisante du règne de la marchandise. Le tout sur fond de critique farouche et sans concession sur les droits de l’homme. Inédit, vraiment…

L’argumentation est habile, et en impose aux personnes en manque de radicalité peu versées dans les subtilités philosophiques et économiques. Après quelques réserves et précautions de pure forme, il opère par glissements successifs. Dans la cave à distiller de son esprit, il prétend extraire la logique, l’essence même du libéralisme. Il part de l’intention de ses zélateurs – pacifier la société. Puis, en douce, il ajoute « à tout prix ». Ni vu ni connu j’tembrouille, quelques phrases plus loin cela devient « méfiance envers ses semblables ». Par un dernier tour de passe-passe, on aboutit à l’exhortation à l’égoïsme et à se dépouiller de tout jugement moral. Il prépare le terrain à l’acceptation sans surprise de sa thèse surprenante. À tout prix : rien de tel que cette expression pour signaler une volonté louche et disqualifier une pensée sans avoir l’air d’y toucher. Vraiment, vouloir à tout prix la paix, au prix même de ce qui fonde notre commune humanité, c’est très pervers, vous ne croyez pas ? Avec cela, les références de Michéa sont hautement sélectives. Dans son versant politique, le libéralisme se réduit à l’équation Hobbes + Constant, dans son versant économique à Mandeville + Bastiat + Friedman. Cela fait tout de même léger. Rien de grave, puisque ses intentions proclamées consistent moins à se pencher sur les textes qu’à en extraire en toute liberté une logique. Il suffit d’avancer, péremptoire, que Bastiat a saisi mieux que quiconque l’essence profonde du libéralisme pour se dispenser de toute preuve et faire comme si une doctrine complexe se résumait ou s’incarnait dans la pensée d’un seul homme. C’est pas bête du tout ça ! Cela permet de jouer sur deux tableaux : feindre la profondeur et l’érudition, sur le mode du « attention ! J’en ai sous le coude ! Je pourrais vous en citer des douzaines des auteurs, mais personne n’a exprimé mieux que celui-ci, etc. », tout en s’autorisant la superficialité la plus crasse et la paresse intellectuelle la plus indigne. Les références sont autant de totems effrayants sur le cheminement de sa démonstration. C’est un peu la version gros bras du gamin qui vous dit « tare ta gueule à la récré si tu m’files pas tes bons becs ! » Ça roule des mécaniques, mais ça n’impressionne que pour autant que l’on souhaite se laisser berner.

Pour ceux qui auraient la chance de ne pas les connaître, Bastiat et Friedman constituent des variantes extrêmes du libéralisme ; ils en sont même un peu caricaturaux. Prétendre « le libéralisme, c’est eux » est tout aussi justifié que de dire « la musique, c’est Justin Timberlake et Benny Benassi ». La doctrine est bien plus hétérogène que ce qu’assène Michéa. Non, il n’entend pas expulser la tentation morale de l’individu, ni même l’empêcher de se sacrifier pour une cause qui lui semblerait juste, mais simplement de faire en sorte qu’il ne suive d’autre objectif que celui qu’il se donne librement, par opposition à un objectif ou une injonction venue de l’extérieur. Or, cet objectif peut très bien être moral ; le théoricien se garde bien de le définir. Ce que l’on appelle son « utilité » dans les modèles à forte abstraction mathématique des libéraux (ce que l’on pourrait appeler alternativement sa « satisfaction » ou ses « préférences ») peut prendre n’importe quelle forme ! D’ailleurs, les libéraux (économistes) réellement existants, d’Alvin Roth à Ernst Fehr, ont depuis belle lurette fait des sentiments de confiance et comportements de réciprocité la pierre angulaire de leurs élucubrations théoriques. Mais pour savoir cela, il est vrai, il faudrait les lire. Heureusement, Bastiat a, une fois pour toutes, dispensé les penseurs sérieux de cette peine.

Au surplus, nombre de théories libérales ne sont qu’habillage scientifique apporté à des préjugés moraux conservateurs : les divagations théoriques sur les « passagers clandestins » (nom respectable donné aux « parasites »), les insiders face aux outsiders, la désincitation à l’emploi que constituerait l’allocation-chômage et autres « arguments » sur le biais inflationniste d’hommes politiques naturellement portés à la démagogie, plus soucieux de leur réélection que du bien-être de la population, etc. sont là pour le rappeler. En poussant même un tout petit peu le bouchon, on pourrait voir dans le libéralisme la caution respectable apportée à la morale traditionnelle, que ne désavouerait pas cette « décence commune » portée aux nues par Michéa à la suite de Saint-Orwell.

Quant au libéralisme politique, on pourrait affirmer qu’il en est des arguments de Michéa comme de ces films qui annoncent, en préambule, que « toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels ou ayant réellement existé, etc. » Jamais on ne vit baudruche aussi gonflée d’air. Aucun des grands théoriciens du droit n’est discuté, de Kelsen à Villey. D’ailleurs, la majuscule au mot « droit » devrait suffire à faire pouffer de rire tout étudiant en première année. De fait, rares sont les normes qui ne fassent débat ; la jurisprudence elle-même est une longue litanie de reniements et de remaniements. Il n’a jamais été postulé que le droit présentait un caractère non problématique. Voulant à toute force le présenter sous un jour absolu et mécanique, simple reflet positiviste des rapports de force, Michéa méconnaît tout des grandes controverses qui opposent, notamment, positivistes et jusnaturalistes. Cela l’autorise alors, à brocarder les droits de l’homme au motif qu’ils incitent à la multiplication infinie et indéfinie des revendications nombrilistes, sans apercevoir la contradiction et sans se demander si cette tension entre ces deux grandes doctrines ne traverse pas le libéralisme lui-même. Le ramener au seul Hobbes revient à passer sous silence que nombre de libéraux sont, à l’inverse de ce dernier qui était un partisan de la monarchie, de fervents démocrates. Libéralisme et démocratie ne font pas toujours bon ménage, et la ligne de fracture partage le camp honni en deux.

Que les frontières du droit soient mouvantes fait peu de doute. Que cela soit nécessairement la marque d’une faiblesse congénitale est plus que douteux, car il faut une part de flou et d’indétermination pour s’adapter à la très grande diversité des circonstances. Wittgenstein l’avait bien vu : une règle ne peut ressembler à des rails posés à l’infini, sur lesquels faire rouler le train de ses pensées finies. En revanche, asséner en guise de démonstration que la « décence commune » est transparente, universelle, anhistorique, et non-contradictoire relève de l’escroquerie. D’une part, même les positivistes les plus obtus conviennent que le principe premier de tout édifice juridique, ne pouvant être posé, ne peut être que supposé, si bien que cette fameuse décence est tout à fait susceptible d’être la source de cette inspiration. D’autre part, il existe une hiérarchie normative. Certains principes sont plus forts que d’autres. Il n’est donc absolument pas certain que cela conduise forcément à des revendications tous azimuts, et d’autant moins que, au sein même des normes placées tout en haut, celles inscrites dans la Constitution, il semblerait que certaines aient plus de poids. Enfin, la morale a, historiquement parlant, souvent fait partie de l’arsenal juridique des démocraties libérales ; la loi vient sanctionner les manquements à la décence commune, du vol au viol. (D’ailleurs, condamnation de l’adultère mise à part, cette décence ressemble furieusement aux droits de l’homme si décriés…) Croire que les principes moraux n’ont jamais de géométrie variable ou ne puissent faire l’objet de débats laisse sans voix. On se dit que l’auteur de ce dispensable essai doit habiter une autre planète…

Non, le libéralisme économique est critiquable pour de tout autres raisons : il détruit la planète, prospère sur les inégalités et est impuissant à donner une occupation décente à tous. Quant à son confrère politique, visant une limitation du pouvoir, il forme avec le principe démocratique, exaltant lui une libération du pouvoir en vue d’altérer le cours des choses, une tension fondatrice qui ne peut pas ne pas traverser tout projet de transformation radicale de la société.

« Michéa l’inclassable », clame le bandeau publicitaire. Il exagère, bien sûr, puisque sa vocation est de faire vendre. Classable, il l’est en fait tout à fait : Michéa, un escroc ignare.

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A propos Michael Laine

Entré en littérature et en dissidence intellectuelle depuis plus de 10 ans. Ai commis quelques rinçures qui ont eu l'heur d'être publiées. Ai fondé une chambre de bonne d'édition visant à nourrir d'authentiques débats, dans le respect de la vérité, c'est-à-dire loin des mises en scènes spectaculaires de différends artificiels des simulacres médiatiques. Domaines de prédilection : économie, philosophie, sociologie, politique, littérature et cinéma
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