Haro sur les fonctionnaires !

Le chat miaule, la vache meugle, le fonctionnaire roupille. Son sens de l’évitement des responsabilités n’a d’égal que son goût de l’inaction. Les cases de ses formulaires constituent l’enclos de ses facultés intellectuelles ; l’innovation, l’audace lui semblent impropres à toute rumination prolongée.

En ces temps de consumérisme effréné, les soldes intellectuelles ont lieu tous les jours ; l’article le plus vendu est ce prêt-à-penser conspuant les serviteurs de l’État. Les mots coulent de la bouche comme de la salive. Les faits importent peu, car on croit les connaître. De toutes façons, la cause est entendue : les fonctionnaires sont des planqués. Par souci de mesure, on pourra bien admettre que quelques-uns d’entre eux sont admirables, il n’empêche : ils se noient dans la masse.

Difficile de concevoir groupe social plus régulièrement décrié, sinon les hommes politiques eux-mêmes. Certes, les banquiers ont tenu le haut du pavé ces derniers temps, mais tout rentrera bientôt dans l’ordre. Les bonnes blagues sur les fonctionnaires sont de celles qui figureront bientôt au nombre des adverbes, tant ils sont repris par tout le monde. Les essayistes de cour, Nicolas Baverez en tête, martèlent, en outre (rendez-vous compte !), que les salariés du public toucheraient plus que leurs homologues du privé, à la fois  pendant et après leur vie active. Non seulement l’intensité de leur effort au travail serait moindre, mais ils sont mieux rémunérés, et ce, grâce à l’argent du contribuable, cette figure moderne de la médiocrité. Devant un tel déploiement de subtilités, il est malaisé de faire entendre une voix discordante. S’oppose-t-on au bon sens ? Décide-t-on que le soleil se lève au Sud ?

Commençons donc par les faits bruts. Il semble peu contestable que les fonctionnaires travaillent moins que les salariés du privé. Le rapport Roché, remis en 1999, à une époque où le temps de travail hebdomadaire était encore fixé à 39 heures, estimait, enquête approfondie à l’appui, que les serviteurs de l’État consacraient en moyenne entre 35 et 37 heures à leur métier, contre un peu plus de 40 pour les salariés du privé. Soit une différence moyenne de 4 heures. Faute du renouvellement de cette étude, on est conduit à supposer que la situation n’a pas évolué. Plutôt que de s’offusquer à la légère du manque d’ardeur au boulot des fonctionnaires, il conviendrait de ramener cette moindre intensité d’effort à l’heure de travail rémunéré. Cela nous donne alors un travail horaire mieux rémunéré de 10% (4/40). Si l’on y ajoute le contingent annuel d’heures supplémentaires  non déclarées et non payées, qui est le lot habituel du privé, cela nous fait rajouter à peu près 1 heure hebdomadaire, soit environ 3 % au salaire horaire (1/35). (Une étude sérieuse du début des années 1990 avait établi le contingent de ces heures supplémentaires passées au nez et à la barbe des salariés à une cinquantaine d’heures annuelles. Il serait bon de pouvoir réactualiser ces données, mais ce genre d’enquête, lourde et longue à mener, heurtant de front certains intérêts, n’est pas si fréquente.) Au final, voilà les fonctionnaires rémunérés 13 % de plus que leurs homologues du privé. Est-ce si grave ? Doit-on arrêter là le raisonnement ?

Non. Les croisés du marché, le souffle jamais court, ne manquent pas une occasion pour désigner les traitements de la fonction publique à la vindicte populaire. Un fonctionnaire gagnerait en moyenne 11 % de plus qu’un salarié du privé, s’étrangle d’indignation un Nicolas Baverez. Son régime de retraites est plus avantageux, continuent les procureurs de l’intervention étatique. Jugez donc : sa pension de retraite se base sur les 6 derniers mois travaillés, qui sont aussi les mieux rétribués à l’échelle d’une carrière. À ces détails près, qui changent tout : les primes ne sont pas incluses, et les régimes complémentaires moins efficaces. Au final, malgré une rémunération pendant la vie active supérieure, la retraite d’un salarié du public est inférieure d’environ 30 euros mensuels. Quant à ces fameux 11 %, il s’agit, ni plus ni moins, que de la poudre aux yeux. Car on compare ce qui n’est pas comparable. Pour faire bonne mesure, il faudrait juger des écarts de rémunération à formation et niveaux de compétences égales. Or, les fonctionnaires sont mieux formés, et de loin. Le plus bas échelon hiérarchique de l’administration est interdit à qui n’a pas le moindre diplôme. Dans un pays où près de 10 % de la population n’a pas le moindre titre scolaire, cette précision a de l’importance. En outre, les effectifs les plus fournis sont ceux des personnels les plus qualifiés (enseignement et santé). Les premiers représentent presque la moitié des fonctionnaires d’État (environ 1 100 000 personnes), et les seconds plus d’1 000 000 d’individus, soit à peu près 43 % du total de la fonction publique. Que constate-t-on ? Que ces salariés, dont la formation s’étage pour la plupart entre BAC+3 et BAC+8, sont moins bien payés que dans le privé. On n’a, pour s’en rendre compte, qu’à comparer les différences de rémunération entre médecins hospitaliers et médecins opérant en clinique. Il semblerait que, si écart de revenu il y a à compétences égales, il  soit à l’avantage du privé.

Remarquons que nous n’avons, pour l’instant, pas fait l’injure d’évoquer des considérations aussi déplacées que celles des inégalités, les grilles de traitements étant ô combien plus ramassées que l’éventail des émoluments du privé. L’air du temps est aux mélodies entrepreneuriales. C’est l’esprit d’initiative, le goût du risque qui est glorifié. Tout ce qui s’en démarque ne peut qu’être voué aux gémonies. Qu’un penseur aussi éminent que Max Weber ait pu tenir la bureaucratie pour l’organisation la plus rationnelle des tâches administratives aura des allures d’énigmes aux thuriféraires du marché. L’état est coupable, cela suffit. Pourtant, les tâches sont administratives, non par destination mais par nature. Qu’elles soient gérées par le privé changera donc peu à l’affaire. Les banques en sont l’exemple même. Le travail y est automatisé, répétitif. Les statuts sont très encadrés. Les horaires d’ouverture proches de ceux de n’importe quelle administration. Néanmoins, il ne viendrait à l’esprit de personne de se moquer de leur fainéantise…

Ce sont les impératifs gestionnaires qui sont souvent mis en avant pour mettre à l’index les fonctionnaires. Les entreprises publiques ne seraient pas rentables. De 2002 à 2008, la SNCF a dégagé des profits. Au plus fort de la crise, et en dépit de la concurrence féroce des e-mails, en 2009, La Poste a elle été bénéficiaire.

Mais l’argument décisif n’est même pas celui-là. Soyons charitables envers les contempteurs de l’action publique et restons-en au chiffre de 13 % de rémunération supérieure. Là encore, il faudrait pouvoir comparer ce qui est comparable. Ces 13 % forment une moyenne. Ils incluent hommes et femmes, sans discrimination. Or, de discrimination, justement, les femmes ont a se plaindre. À compétence et poste de travail égaux, elles touchent moins. Dans la fonction publique, l’égalité est pratiquement de mise, puisque ce sont des indices tarifaires qui déterminent le traitement et que l’avancement se fait essentiellement à l’ancienneté, pas aux préjugés de cadres machistes. De fait, l’écart de rémunération entre hommes et femmes y est de 6 %. Dans le privé, la situation est plus contrastée. La meilleure amie de l’homme après le cheval et la bière y gagne entre 20 et 30 % de moins. Les femmes occupant près de la moitié des emplois, on en conclut logiquement que toute la différence de rémunération entre public et privé se fait sur leur dos. Dit autrement : c’est parce que la fonction publique est bien plus respectueuse du droit des femmes que les fonctionnaires peuvent passer pour « privilégiés ». En fait de privilèges, il s’agit plutôt de ceux des hommes, qui s’arrogent toutes les hautes positions du privé en faisant accroire que le coupable se trouve de l’autre côté des impôts… Mieux vaut, alors, crier à l’unisson « haro sur les fonctionnaires » que de mettre en œuvre l’égalité entre hommes et femmes.

A propos Michael Laine

Entré en littérature et en dissidence intellectuelle depuis plus de 10 ans. Ai commis quelques rinçures qui ont eu l'heur d'être publiées. Ai fondé une chambre de bonne d'édition visant à nourrir d'authentiques débats, dans le respect de la vérité, c'est-à-dire loin des mises en scènes spectaculaires de différends artificiels des simulacres médiatiques. Domaines de prédilection : économie, philosophie, sociologie, politique, littérature et cinéma
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