Don Attali de la mancha

Dans un village au sud de la manche vivait un de ces gentilshommes à la longue carrière administrative qui partageait son temps entre l’enseignement, le service de la nation et le plagiat[1]. Lorsque notre gentilhomme était oisif, c’est-à-dire les trois-quart de la journée, il s’appliquait à la lecture des essais libéraux avec tant de goût, de plaisir, qu’il en oublia la gauche et ses engagements de jeunesse.

Cette continuelle lecture et le défaut de sommeil lui desséchèrent la cervelle : don Attali perdit le jugement. Sa pauvre tête n’était plus remplie que de goût du risque[2], de croissance forte[3], de rigidités du marché du travail, de promotion de la marque France[4], et de toutes les folies qu’il avait vues dans ses livres. Il n’avait pas le moindre doute sur la vérité de ces récits, et il disait sérieusement que Tony Blair avait été un bon Premier ministre, mais qu’on ne pouvait le comparer à la Dame de fer, qui d’un seul revers coupait deux syndicats par le milieu. Il estimait encore plus Ronald Reagan mais son favori était Nicolas Sarkozy.

Bientôt il lui vint dans l’esprit l’idée la plus étrange que jamais on ait conçue. Il s’imagina que rien ne serait plus beau, plus honorable pour lui, plus utile à sa patrie, que de ressusciter le libéralisme missionnaire, en allant lui-même dans les médias, cherchant la flagornerie, redressant les torts, réparant les injustices. Enivré de ces espérances, la première chose qu’il fit fut de chercher de vieux experts couverts de rouille. Il les nettoya, les rajusta du mieux qu’il put et en fit une commission.

Mais le principal lui manquait encore ; c’était un Marché à aimer, car un libéral sans amour est un arbre sans fruits, sans feuilles, une espèce de corps sans âme. « Si pour mes péchés, disait-il, ou plutôt pour mon bonheur, je me rencontre avec un État fort, ce qui arrive tous les jours, où la concurrence est faible[5], où la loi occupe un espace trop important[6] et où le montant maximal d’indemnisation du chômage très supérieur à celui des autres pays démotive un retour à l’emploi[7], et que je le renverse du premier coup, ne me sera-t-il pas agréable d’avoir un marché à qui l’envoyer afin que, se présentant devant lui, il vienne se mettre à genoux, et lui dise d’une voix soumise : Marché, je suis l’État français. Je me rends aux pieds de votre grandeur pour qu’elle dispose de moi. »

Don Attali se croyait responsable de tout le mal que son inaction laissait commettre sur la terre. Il sortit au petit jour, brosse à reluire au poing, et se lança dans l’élaboration de ses propositions aventureuses.

Don Attali, qui voyait partout ce qu’il avait lu, n’eût pas plutôt découvert le marché du travail français, qu’il le prit pour rigide et archaïque. Sonnant de la trompette, il annonça : « Depuis 1936, les Français vivent en moyenne 20 ans de plus et travaillent 15 ans de moins. Ces 35 années de loisirs supplémentaires ont un lourd coût en termes de croissance. »[8]

Que l’espérance de vie, de 81 ans en moyenne, fut donc de 61 ans avant 1936, alors que l’âge de liquidation des droits à la retraite est de 62 ans, troublait peu notre homme. Un homme de quelque instruction eût vu dans ces calculs le signe de la folie, car cela faisait entrer les jeunes hommes à 7 ans sur le marché du travail avant 1936 au lieu de 22 ans aujourd’hui, mais don Attali ne voyait que son idée. Tourmenté par elle, il poursuivit d’un ton si ferme et si résolu qu’il en gagna le respect des médias : « c’est aussi le travail qui crée la croissance[9]. Il faut autoriser plus largement le travail le dimanche[10] et ajouter deux motifs de licenciement économique : “la réorganisation de l’entreprise” et “l’amélioration de la compétitivité”[11]. Nous devons exonérer les employeurs des cotisations sociales qui leur incombe à hauteur du SMIC[12] et abolir l’âge légal de départ à la retraite[13]. »

Las ! La vue du Marché avait mis son cœur en émoi. Il lui déclara chastement qu’il était nécessaire de « rationaliser les dispositifs actuels »[14] d’indemnisation du chômage qui dissuade la recherche d’emploi. À ces mots, il courut, la brosse à reluire baissée, contre le chômeur, incapable de s’adapter au monde ouvert et mouvant[15] de don Attali, ni même de partager un désir d’avenir[16] avec lui. Car le chômeur, dans son arbitrage entre revenu et loisir[17], préfère la pauvreté. L’oisiveté lui est délice, et le surendettement, la sensation de faim, l’absence de considération sociale, lui procurent des joies folles.

Dans ce moment, don Attali aperçut trente ou quarante socialistes ; et regardant les médias : « Amis, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Voyez-vous là-bas ces hommes de gauche terribles ? Ils sont plus de trente : n’importe, je vais attaquer ces fiers ennemis du marché et des hommes.

— Quels hommes de gauche ? répondirent les médias. Ceux que tu vois avec ces belles paroles généreuses ont largement privatisé et déréglementé. Mais, Monsieur, prenez-y garde, ce sont des socialistes, et ce qui vous semble des idées de gauche ne sont autre chose que des mesures d’adoucissement des rigueurs du marché !

— Ah ! mes pauvres amis, l’on voit bien que vous n’êtes pas encore experts en libéralisme. Ce sont des hommes de gauche, je m’y connais. Si vous avez peur, éloignez-vous ; allez quelque part vous mettre en prière, tandis que j’entreprendrai cet inégal et dangereux combat. »

En disant ces paroles, il pointa ses propositions. « L’État ne peut et ne doit pas tout faire[18]. Écoles privées et publiques doivent être mises en compétition. On affectera une somme d’argent aux parents qui pourront l’utiliser dans l’établissement de leur choix.[19] Il faut abolir les droits de mutation à l’achat d’un bien immobilier d’une valeur inférieure à la ridicule somme de 500 000 euros[20]. Raccourcir les délais légaux encadrant les expulsions locatives est une nécessité[21]. De même qu’autoriser la vente à perte et interdire l’endettement des opérateurs de l’État[22]. Surtout, réparons sans délais cette injustice immonde : il n’y a pas de voie réservée au covoiturage aux abords de l’aéroport de Roissy ![23] »

À l’instant même, un peu de vent spéculatif s’éleva, et les marchés se mirent à perdre la tête. Don Attali embrassa ses dollars ; et, se recommandant aux marchés, tomba, la brosse à reluire en arrêt.

Extrait du Marché introuvable, publié par les éditions Syllepse en 2009


[1] Il a été condamné en 1983 à propos de son ouvrage Histoires du temps. À cette occasion, Attali lâcha, toute honte bue : « je ne compte pas mes emprunts, je les pèse ».

[2] Jacques Attali, op. cit., p. 18.

[3] Ibid., p. 5.

[4] Ibid., décision 113.

[5] Ibid., p. 139.

[6] Ibid., p. 105.

[7] Ibid., p. 117.

[8] Ibid., p. 230, souligné par nous.

[9] Ibid., p. 116.

[10] Ibid., décision 137.

[11] Ibid., décision 143.

[12] Ibid., décision 300.

[13] Ibid., décision 133.

[14] Ibid., décision 301. En clair, la suite sera un poil plus explicite : les chômeurs touchent trop.

[15] L’expression revient à de multiples reprises.

[16] Ibid., p. 11.

[17] Ibid., p. 116.

[18] Ibid., p. 177.

[19] Ibid., décision 6.

[20] Ibid., décision 176.

[21] Ibid., décision 179.

[22] Ibid., décisions 203 & 206.

[23] Ibid., décision 105.

A propos Michael Laine

Entré en littérature et en dissidence intellectuelle depuis plus de 10 ans. Ai commis quelques rinçures qui ont eu l'heur d'être publiées. Ai fondé une chambre de bonne d'édition visant à nourrir d'authentiques débats, dans le respect de la vérité, c'est-à-dire loin des mises en scènes spectaculaires de différends artificiels des simulacres médiatiques. Domaines de prédilection : économie, philosophie, sociologie, politique, littérature et cinéma
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